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— Elle pourrait s'asseoir sans embarras sur n'importe quel trône ! aimait à déclarer la vieille fille en ponctuant ses paroles d'un vigoureux coup de canne sur le sol.

— Les trônes n'ont jamais été des sièges bien confortables, répondait l'abbé de Chazay, habituel confident des rêves glorieux de lady Ellis, mais depuis quelque temps ils sont devenus parfaitement intenables !

Ses relations avec Ellis étaient chaotiques, agitées. Marianne ne pouvait les évoquer sans une nostalgie teintée d'amusement maintenant qu'elles avaient pris fin. Protestante dans l'âme, lady Selton considérait les catholiques avec une invincible méfiance et leurs prêtres avec une sorte de terreur superstitieuse. Remplie d'horreur par les exploits de l'Inquisition, elle les en tenait pour responsables et leur trouvait toujours un léger fumet de fagot. Entre elle et l'abbé Gauthier, les joutes oratoires étaient ardentes, interminables, chacun des adversaires cherchant à convaincre l'autre, sans pour cela conserver le moindre espoir d'y parvenir. Ellis brandissait la bannière verte de Torquemada et Gauthier fulminait contre les bûchers d'Henry VIII, les fureurs du fanatique John Knox et, rappelant le martyre de la catholique Marie Stuart, partait à l'assaut de la citadelle anglicane. En général, le combat se terminait par épuisement. Lady Ellis faisait servir le thé que l'on flanquait, en l'honneur du visiteur, d'un flacon de vieux whisky, puis, la paix revenue, les deux lutteurs s'affrontaient plus pacifiquement, les cartes en main, autour de la marqueterie d'une table de trictrac, chacun d'eux content de soi-même et content de l'autre, toute estime mutuelle intacte, sinon renforcée. Et l'enfant retournait à ses jeux avec le sentiment que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, puisque ceux qu'elle aimait étaient d'accord.

Malgré les convictions de sa tante, Marianne avait été élevée dans la religion qui avait été celle de son père. A dire vrai, les cours d'instruction religieuse, comme ce que la fillette appelait les « guerres de religion », n'avaient pas lieu très souvent. L'abbé Gauthier de Chazay ne faisait à Selton Hall que de brèves apparitions, souvent très espacées. On ne savait pas au juste à quoi il occupait son temps, mais une chose était certaine : il voyageait beaucoup en Allemagne, en Pologne et jusqu'en Russie blanche où il effectuait de longs séjours. Il s'arrêtait aussi, parfois, auprès des différentes résidences du comte de Provence, devenu, depuis 1795 et la mort du Dauphin du Temple, le roi Louis XVIII. Il avait séjourné à Vérone, à Mittau, en Suède. De temps en temps, il touchait terre en Angleterre, puis il disparaissait, toujours pressé, toujours discret, sans jamais dire où il allait. Et personne, jamais, ne lui posait de questions.

L'installation du gros souverain sans royaume à Hartwell House, le printemps précédent, avait paru fixer momentanément l'abbé en Angleterre. Il n'avait fait, depuis, qu'un court voyage. Evidemment, toutes ces allées et venues n'allaient pas sans intriguer Marianne et sa tante. Celle-ci, bien souvent, s'écriait :

— Le petit curé serait un agent secret de Rome que je n'en serais pas autrement surprise !

C'était l'abbé, pourtant, qu'au moment de mourir elle avait appelé auprès d'elle, de préférence au pasteur Harris qu'elle détestait de toutes ses forces et appelait un « sacré pompeux imbécile ! ». Une mauvaise grippe, traitée par la malade, selon sa coutume, avec le plus parfait mépris, l'avait menée en une semaine aux portes de la mort. Ellis l'avait vue approcher sans trembler, cette mort, avec calme et lucidité, regrettant seulement qu'elle fût prématurée.

— J'avais encore tellement à faire ! soupira-t-elle. En tout cas, j'entends que, huit jours après mon enterrement, ma petite Marianne soit mariée !

— Si tôt ? Je suis là pour veiller sur elle, objecta l'abbé.

— Vous ? Mon pauvre ami ! Autant la confier à un courant d'air ! Vous allez encore disparaître un jour ou l'autre pour l'une de vos mystérieuses expéditions et l'enfant demeurera seule. Non, elle est fiancée, mariez-la ! J'ai dit : huit jours ! Vous le promettez ?

L'abbé Gauthier avait promis. C'est pourquoi, fidèle à sa parole, il venait de marier, par ce soir pluvieux de novembre 1809, Marianne d'Assel-nat et Francis Cranmere.

Debout devant l'autel, dans une chasuble de soie blanche brodée de lis d'or que lui avait prêtée l'aumônier de Louis XVIII, Alexandre de Talleyrand-Périgord[2], l'abbé Gauthier de Chazay officiait avec solennité. Sa petite taille mince et frêle prenait, dans les vêtements sacerdotaux, une sorte de grandeur qu'accentuait la noblesse des gestes lents. A quarante-cinq ans, il ne portait pas son âge et gardait une allure résolument juvénile. Seuls les fils blancs qui striaient ses épais cheveux noirs, autour de la tonsure, trahissaient le temps passé. Mais ces marques du temps, Marianne les considérait avec tendresse, car elle devinait, obscurément, qu'elles étaient le fruit d'années difficiles et d'un dur labeur accompli au service des autres. Pour ce qu'elle savait de lui et pour ce qu'elle en soupçonnait, Marianne l'aimait beaucoup. Or, son bonheur présent était un peu gâché par le fait que son cher parrain ne paraissait pas le partager. Elle savait qu'il n'approuvait pas ce mariage avec un Anglais protestant, qu'il eût préféré pour elle l'un des jeunes émigrés de l'entourage du duc de Berry, et qu'il se conformait uniquement à la volonté de la morte. Mais elle avait, en outre, l'impression que Francis Cran-mere déplaisait, en tant qu'homme, à l'abbé de Chazay : le prêtre accomplissait là un devoir sacré, et l'accomplissait sans joie.

Quand, la cérémonie terminée, il descendit vers le couple, Marianne lui sourit d'un air encourageant, comme pour l'inciter à partager son bonheur, à effacer ce pli soucieux creusé entre ses sourcils. Son regard, à elle, semblait dire : « Je suis heureuse et je sais que vous m'aimez. Pourquoi ne pas être heureux, vous aussi ? » Et il y avait une angoisse dans sa muette interrogation. Il était tout ce qui lui restait, maintenant que tante Ellis n'était plus. Elle aurait voulu une adhésion pleine et entière à son amour.

Mais le front de l'abbé ne se déridait pas. Il regardait les nouveaux époux d'un air songeur et Marianne aurait juré qu'il y avait, dans ses yeux, un curieux mélange de pitié, de colère et d'inquiétude. Un silence s'établit, devint rapidement si pesant que Gauthier de Chazay en eut conscience. Sa bouche serrée esquissa un sourire sans gaieté. Il prit la main de la jeune mariée.

— Je te souhaite d'être heureuse, mon enfant, autant qu'il est permis de l'être sur cette terre sans offenser Dieu. Lui seul sait quand nous nous reverrons !

— Vous partez ? demanda la jeune femme tout de suite alarmée. Mais vous ne m'en aviez rien dit ?

— Je craignais d'augmenter l'agitation de cette maison et de troubler, même légèrement, ta joie. Oui ! Je vais en Italie où m'appelle le Saint-Père. Mais, maintenant, tu es aux mains de ton époux... J'espère qu'elles te seront douces.

La fin de la phrase s'adressait au jeune homme. Lord Cranmere redressa la tête, cambra son dos et toisa l'abbé :

— J'espère, moi, que vous n'en doutez pas, l'abbé ! lança-t-il avec, dans la voix, une nuance de défi. Marianne est très jeune, elle se montrera docile, j'en suis certain. Pourquoi donc ne serait-elle pas heureuse ?

— La docilité n'est pas tout ! Il y a la tendresse, l'indulgence, la compréhension... l'amour !

Une sourde colère, mal domptée, vibrait imperceptiblement dans la voix des deux hommes et Marianne s'en effraya. Son époux et le prêtre qui venait de bénir leur union n'allaient tout de même pas se disputer au pied même de l'autel ? Elle ne parvenait pas à comprendre l'hostilité à peine déguisée de son parrain envers l'homme choisi par lady Ellis. Obscurément, elle devinait que cette hostilité n'était pas de nature confessionnelle, qu'elle s'adressait à la personne de Francis. Mais alors pourquoi ? Qu'est-ce que l'abbé pouvait bien avoir à lui reprocher ? Est-ce que Lord Cranmere n'était pas l'homme le plus séduisant, le plus brillant, le plus vaillant, le plus intelligent, le plus-Quand Marianne entamait la liste des superlatifs qu'elle appliquait à son fiancé, elle finissait, en général, par s'y perdre. Pourtant, elle n'eut pas à intervenir. L'abbé de Chazay rompait les chiens, se bornant à recommander à Francis :