Soudain, le battant d’une porte claqua. On s’engagea dans ce qui devait être un couloir éclairé, car Marianne aperçut l’éclat jaune d’une lumière. Il y eut la boue grasse d’une cour ou d’un jardin, quelques marches branlantes. Quelqu’un siffla trois fois, puis frappa deux coups sur une porte. Tout à coup, il fit chaud. Marianne sentit, sous ses pieds, un plancher. Ses narines s’emplirent d’une odeur de soupe aux choux et de vin aigre. Enfin, le bandeau tomba de ses yeux.
Avec crainte, elle regarda ce qui l’entourait : cinq hommes vêtus de noir, masqués de noir, mais vêtus avec une certaine élégance. Ensuite, deux hommes de mauvaise mine, en blouses sales et casquettes de toile cirée. Tout cela se détachait sinistrement sur la toile de fond d’un cabaret misérable, éclairé de deux quinquets fumeux. Des murs luisants de crasse et de suie, des tables branlantes, des chaises perdant leur paille et, dans un coin, une vieille malle couverte d’une étoile mangée aux mites. Seules, les bouteilles rangées sur une étagère et les verres avaient l’air propre et neuf. Mais ce qui frappa le plus la prisonnière, ce fut l’extraordinaire vieille femme qui surgit soudain de l’ombre, appuyée sur une canne. Voûtée, cassée comme une centenaire, elle portait sur des cheveux poudrés un immense bonnet de dentelle sale et déchirée, à la mode du siècle passé, comme le fichu de mousseline grisâtre qui se croisait sur sa poitrine. La robe tachée avait dû être de belle soie violette et, dans l’échancrure du fichu, une grande croix d’or brillait. Le visage de la vieille formait un prodigieux réseau de rides qui lui donnaient l’aspect d’une vieille écorce d’arbre, mais si le nez mince rejoignait le menton, les yeux, presque aussi verts que ceux de Marianne, éclataient comme de jeunes feuilles sur un tronc racorni.
De son pas traînant, difficile, de rhumatisante, la vieille vint jusqu’à Marianne qu’elle dévisagea avec un sourire féroce.
— Du beau gibier ! baron, du très beau gibier, ricana-t-elle. Mâtin ! Du satin, de l’hermine... sans compter ce qu’il y a dessous ! Tu veux vraiment envoyer tout ça au fond de la Seine avec une pierre au cou ? Tu sais que c’est du gaspillage ?
Un filet, de sueur glacée glissa le long du dos de la jeune femme que le rire en crécelle de la vieille épouvantait. Cependant, l’homme qu’elle avait appelé baron, qui semblait le chef de la troupe, haussait les épaules ;
— C’est le tribunal qui décidera ! Moi j’exécute les ordres, Fanchon-Fleur-de-Lys ! J’ai déjà eu bien assez de mal à mettre la main dessus ! Mais elle ne sortait qu’en plein jour et bien escortée ! Il a fallu l’aventure de cette nuit...
— Nous ne regrettons rien ! coupa quelqu’un en qui la prisonnière reconnut la voix de son gardien de la voiture. Cela nous a permis de confirmer nos soupçons. C’était bien à lui qu’elle était destinée. On l’a prise sur la route du Bu-tard ! Et Dieu sait qu’il a fallu attendre ! Preuve qu’il a dû la trouver à son goût !
De nouveau, le rire grinçant de la vieille au nom étrange vint râper les nerfs de Marianne qui, brusquement, explosa :
— J’en ai assez, à la fin ! Assez ! Dites-moi une bonne fois pour toutes ce que vous voulez de moi ! Tuez-moi si vous y tenez, mais alors que ce soit tout de suite ! Ou alors, laissez-moi partir !
Son cri de protestation s’acheva dans un gémissement de douleur. La vieille venait de lui taper sur la main du pommeau de sa canne !
— Assez ! glapit-elle avec colère ! Tu parleras quand on te le demandera ! Jusque-là, silence ! Sinon... je pourrais bien oublier mon calme et te tuer moi-même ! Et je le regretterais ensuite ! Si le tribunal veut m’écouter, il te confiera à moi, ma toute belle, et je te soignerai bien ! J’ai une petite maison, du côté du Ranelagh, que fréquentent quelques hommes de bien. Je pourrai y vendre très, très cher tes faveurs ! Peste ! Une putain impériale ! Est-ce qu’au moins il fait bien l’amour ?
— Qui cela ? demanda machinalement Marianne suffoquée.
— Mais lui, voyons, l’Ogre de Corse ! Il ne faut pas être si modeste ! Dans la profession dont je rêve pour toi, c’est un titre de gloire !
Cette vieille devait avoir l’esprit dérangé ! De quoi parlait-elle donc ? Qu’est-ce que c’était que cette histoire d’Ogre ? Marianne était tellement stupéfaite qu’elle en oubliait les menaces sordides de Fanchon-Fleur-de-Lys ! Tout cela n’avait aucun sens.
— Vous êtes folle ! fit-elle en haussant les épaules avec pitié.
— Folle ? Moi ? Attends un peu...
A nouveau la canne se levait, mais déjà le baron était intervenu.
— En voilà assez ! Je t’ai déjà dit, Fanchon, que ce n’était pas à nous de trancher. Laisse-la tranquille ! Nous descendons maintenant !
— Possible ! marmonna la vieille, têtue, mais je parlerai au chevalier. Et elle verra si je suis folle ! Je lui tannerai le cuir un bon coup, à cette garce, avant de la mettre en service.
— Est-il vraiment indispensable, cria Marianne indignée, que vous me laissiez insulter par cette femme ?
Il y eut un petit silence, coupé seulement du ricanement des deux hommes en blouse. Le baron prit le bras de sa prisonnière :
— Non ! fit-il sourdement. Vous avez raison ! Venez ! Toi, Requin, ouvre la trappe... Pendant ce temps, Pisse-Vinaigre ira voir dehors si personne ne nous a suivis.
L’un des hommes de mauvaise mine alla lever, dans le fond du cabaret, une trappe garnie d’un gros anneau de fer qui conduisait vraisemblablement à la cave, tandis que son compagnon sortait. Le baron délia les mains de Marianne.
— On ne peut passer qu’un par un dans la trappe, dit-il seulement, vous tomberiez immanquablement.
Elle le remercia d’un pâle sourire, frotta doucement ses poignets endoloris pour rétablir la circulation dans ses mains glacées.
— Vous êtes plein d’attentions ! remarqua-t-elle amèrement.
A travers les trous du masque, les yeux de l’inconnu la dévisagèrent avec attention :
— Et vous, riposta-t-il au bout d’un instant, vous êtes plus courageuse que je ne le pensais ! Je préfère cela !
Tandis qu’il la poussait doucement vers la trappe, Marianne pensa qu’il se trompait. Elle n’était pas aussi courageuse qu’il le croyait et même elle était à moitié morte de peur, mais, pour rien au monde, elle ne l’eût montrée, cette peur. Son orgueil la maintenait debout, tête haute, en face de ces inconnus sous les masques desquels elle devinait des aristocrates, comme elle, des gens de son rang, même si, par un absurde concours de circonstances, elle se retrouvait leur prisonnière et traitée en accusée. Mais de quoi ? Mais pourquoi ? Dans un sens, elle éprouvait une sorte de hâte à se trouver en face de ce tribunal mystérieux dont on lui parlait sans arrêt pour enfin apprendre pourquoi on l’avait enlevée, pourquoi on la menaçait.
Dans une obscurité presque totale, à peine éclairée par la bougie que tenait l’un des cavaliers masqués, on descendit dans la cave au moyen d’un escalier de bois. C’était une cave comme les autres, avec des tonneaux, des bouteilles et une forte odeur de vin, mais dans un coin, sous un chai déplacé avec une étonnante facilité, une nouvelle trappe apparut, ouvrant sur de nouvelles marches, de pierre cette fois.
Malgré le courage qu’elle affectait, Marianne se sentit trembler au moment de s’enfoncer ainsi dans les entrailles de la terre. Un sinistre pressentiment s’emparait d’elle au souvenir des menaces dont on l’avait abreuvée. C’était peut-être bien vers son tombeau que ces hommes impassibles la conduisaient ! Du fond de son cœur angoissé, elle envoya une pensée désespérée à Charles. Il lui avait promis de la revoir bientôt, il pensait peut-être à elle, à cette minute précise, sans se douter qu’on allait peut-être la lui arracher à jamais. L’ironie du sort qui, à l’heure même où elle découvrait l’amour, le bonheur, lui ouvrait la porte de la mort, lui apparut dans toute sa cruauté. C’était trop bête, en vérité ! Silencieusement, Marianne se jura de lutter jusqu’au bout pour sa vie, pour garder une chance de revoir Charles.