— Bien jeune pour être tellement rouée !
— Il n’y a pas d’âge pour la ruse d’une femme lança la voix impitoyable de Morvan.
— Je vous ai priés de me laisser tirer cette affaire au clair, monsieur le Naufrageur ! riposta Bruslart sans le regarder. Reculez-vous un peu, messieurs, vous l’impressionnez.
Le baron Saint-Hubert eut un rire sarcastique :
— Votre incorrigible goût pour les femmes vous fera faire, quelque jour, une bêtise, chevalier ! Je ne suis pas sûr que ce jour ne soit pas venu.
— S’il est venu, je suis assez grand pour m’en apercevoir tout seul. Je désire, pour le moment, interroger celle-ci sans que vous m’interrompiez.
— Soit, interrogez ! Mais nous sommes là ! Nous écoutons !
Les cavaliers des Ténèbres se retirèrent vers le fond de la salle, mur noir sur le mur gris de la crypte. Marianne et Bruslart demeurèrent seuls près de la table.
— Hier soir, commença-t-il patiemment, vous avez bien été conduite au pavillon du Butard, à La Celle-Saint-Cloud ?
— C’est, en effet, le nom que l’on m’a donné.
— Qui vous y a conduite ?
— Le prince de Bénévent. Il m’a dit que ce pavillon appartenait à un bourgeois de ses amis, M. Charles Denis, un homme qui vient de subir une perte cruelle. Je devais chanter pour le distraire.
— Et vous n’avez pas été surprise qu’un Talleyrand prît la peine de vous conduire, en personne, chez un simple bourgeois ?
— Si. Mais le prince m’a dit qu’il s’agissait d’un ami de longue date. J’ai pensé... que le prince l’avait peut-être connu jadis, sous la Révolution, ou encore que ce nom trop simple pouvait cacher un conspirateur étranger.
— Nous y viendrons ensuite. Qui vous a reçue au Butard ? Un domestique ?
— Non. Un ami de M. Denis, je pense. Il s’appelle Duroc. J’ai vu aussi un valet de chambre.
— Un valet de chambre nommé Constant, n’est-ce pas ?
— Mais... oui, il me semble !
La voix forte du chevalier devint tout à coup d’une grande douceur. Il se pencha vers la jeune femme pour la regarder jusqu’au fond des yeux.
— Ce M. Denis... vous l’aimez ?
— Oui !... Oui, je l’aime ! Je crois que je l’ai aimé tout de suite. Je l’ai vu et puis...
— Et puis, conclut Bruslart tranquillement, vous vous êtes retrouvée dans ses bras. Il vous a séduite, fascinée, ensorcelée. On dit qu’il parle d’amour comme personne et qu’il en écrit mieux encore !
Marianne ouvrit de grands yeux surpris.
— Mais alors... vous le connaissez ? C’est un homme qui se cache, n’est-ce pas, c’est un conspirateur, comme vous ? J’ai compris qu’il était en danger !
Pour la première fois, Bruslart eut un bref sourire.
— Je le connais, oui. Quant à se cacher... Il est possible que cela lui arrive, car, en effet, il est souvent en danger. Voulez-vous, ma chère, que je vous montre votre M. Denis.
— Oui. Bien sûr que oui. Il est ici ? s’écria-t-elle envahie d’un espoir soudain merveilleux.
— Il est partout ! fit le chevalier avec un haussement d’épaules. Tenez, regardez cela !
De sa poche, il avait tiré une pièce d’or et la mettait dans la main de Marianne qui le regardait sans comprendre.
— Ce profil, insista Bruslart, vous ne le reconnaissez pas ?
Alors, Marianne regarda. Un flot de sang lui monta au visage. Comme une automate, elle se leva, les yeux agrandis fixés sur le beau profil ciselé dans l’or, un profil qu’elle ne reconnaissait que trop bien.
— Charles ! balbutia-t-elle éperdue.
— Non, corrigea durement le chevalier : Napoléon ! C’est à lui que ce vieux filou de Talleyrand vous a livrée-, cette nuit, jeune bécasse.
La pièce d’or s’échappa des doigts de Marianne et alla rouler sur les vieilles dalles. La jeune femme sentit que le sol se dérobait sous ses jambes. Les murs se mirent à exécuter une sarabande échevelée. Avec un cri, Marianne s’abattit de tout son long comme un jeune arbre foudroyé.
Quand elle revint à la conscience, elle était couchée sur de la paille, au fond d’un lieu obscur éclairé par un brasero. Armé d’une bougie, un curieux personnage se penchait sur elle avec sympathie. Avec sa figure pointue, son front chauve, ses grandes oreilles et ses moustaches raides, il avait l’air d’une souris à barbiche. Les yeux noirs, ronds et très vifs, accentuaient encore la ressemblance. Voyant que Marianne ouvrait les yeux, il eut un large sourire qui lui fendit la figure en deux.
— A la bonne heure ! Nous revenons à la surface ! Est-ce que nous nous sentons mieux ?
Marianne fit un effort pour se redresser et réussit à s’appuyer sur un coude, mais non sans gémir de douleur. Sa tête lui faisait un mal affreux et ses reins étaient douloureux, comme si elle avait reçu une volée de bois vert.
— Je... oui, merci ! Cela va un peu mieux ! Mais que m’est-il arrivé ? Où sommes-nous ?
L’inconnu aux grandes oreilles posa sa bougie à terre et s’assit à côté de la jeune femme, les bras noués autour de ses genoux maigres, mais en prenant soin de relever les pans de son habit. Ses vêtements, un frac bleu et un pantalon noisette, étaient de beau tissu et bien coupés. Ils avaient dû être élégants avant que la prison, car il n’y avait pas d’autre nom pour l’endroit où ils se trouvaient : une sorte de grotte fermée d’une grille, avant que la prison opérât d’irréparables dommages sur cette toilette de bon goût.
— Ce qu’il vous est arrivé ? dit-il tranquillement. Je ne saurais vous le dire. M. le chevalier de Bruslart, qui tient ses assises dans ce souterrain quand il est à Paris, vous a apportée, il y a un instant, avec l’aide de quelques amis. J’ai cru comprendre que vous deviez prendre résidence dans cet éden, tandis que ces messieurs instruiraient votre affaire sur le fond de laquelle ils ne semblaient pas d’accord. L’un de ces gentilshommes suggérait de vous mettre à rafraîchir dans la Seine, avec une bonne grosse pierre, mais le chevalier, un vrai gentilhomme en vérité, a déclaré d’un ton fort rogue qu’il embrocherait quiconque vous enverrait de vie à trépas sans sa permission formelle. Quant au lieu de notre commune villégiature...
Le petit homme embrassa d’un geste large la grotte crayeuse, tailladée comme à la hache, qui les entourait.
— Je puis vous affirmer, belle dame, que nous sommes ici dans les anciennes carrières de Chaillot désaffectées depuis plusieurs années. Sans cette grille, je vous montrerais d’anciens fours à chaux encore en très bon état.
— Des carrières ? fit Marianne. Je me suis évanouie dans une espèce de crypte.
— Elle donne sur ces carrières. C’est tout ce qu’il reste de l’ancien couvent des Dames de la Visitation où jadis la douce Louise de La Vallière venait chercher refuge contre l’amour adultère de Louis XIV, où Bossuet prononça l’oraison funèbre de Madame Henriette d’Angleterre, où...
Le singulier personnage était sans doute fort cultivé, mais les pensées de Marianne, à cette heure, étaient bien éloignées de l’histoire de France. Elle était étonnée de se retrouver vivante, un peu déçue aussi. Tout eût été tellement plus simple si les cavaliers des Ténèbres l’avaient tuée pendant son évanouissement ! Il n’y aurait pas eu ce réveil avec son cortège de souvenirs navrants, si affreusement amers ! Si seulement, quand ils l’avaient arrachée à sa voiture, ils l’avaient simplement jetée dans la Seine ! Elle aurait éprouvé une horreur sans nom, elle aurait vécu une agonie, mais brève somme toute et, à cette heure, tout serait fini. Elle serait morte, emportant le souvenir merveilleux et doux de la nuit écoulée. Elle serait morte avec la chaleur des baisers de Charles, dans l’éblouissement d’un amour à sa glorieuse aurore... Elle aurait au moins pu conserver cela ! Mais maintenant, maintenant qu’elle avait appris ce qu’il en était, qu’elle savait n’avoir servi de jouet qu’à un caprice impérial, le naufrage de son existence était bien accompli.