Elle avait cru qu’en lui ouvrant ses bras Charles obéissait à la même attirance, qu’il subissait le même irrésistible coup de foudre qu’elle-même. Mais non : elle avait seulement désennuyé un homme égoïste qui, pour asseoir son illusoire dynastie, venait de jeter à bas de son trône celle qu’il y avait fait monter, la compagne de sa jeunesse, la femme que le Pape avait sacrée dans Notre-Dame pavoisée, un jour de décembre. Et Marianne, qui s’était trouvée heureuse d’appartenir à un Charles Denis, parce que ce Charles Denis-là avait besoin d’amour et de tendresse, était soulevée d’horreur et de chagrin à la pensée qu’elle avait seulement servi de jouet à Napoléon.
Elle comprenait tout, maintenant : le soin qu’avait apporté Talleyrand à l’accompagner, et aussi ce que le ministre à demi disgracié espérait retirer du beau cadeau fait au maître, elle comprenait l’agitation que faisait naître l’approche du prétendu M. Denis, elle comprenait aussi le léger accent méditerranéen, les mots d’amour italiens ! Le Corse ! C’était au Corse qu’elle s’était livrée sans hésitation, sans méfiance, simplement parce qu’il lui avait plu, comme aucun homme ne l’avait fait jusqu’alors ! Le souvenir, si doux il y a une heure encore, de leurs baisers, de leurs caresses, la brûlait maintenant comme un fer rouge. Ecrasée de honte, elle cacha sa tête dans ses genoux repliés, se mit à pleurer désespérément.
Une main, douce et maladroite, releva ses cheveux dénoués qui pendaient devant sa figure et se mit à tamponner son visage inondé avec un mouchoir fleurant violemment l’iris tandis qu’un bras fraternel se posait autour de ses épaules.
— Allons, allons, il ne faut pas pleurer comme cela ! Vous n’êtes pas encore morte, que diable ! Et si vous voulez m’en croire, vous ne mourrez pas ! Jamais le chevalier de Bruslart n’a tué une femme et s’il a décidé de vous protéger...
— Cela m’est bien égal qu’il me tue ! s’écria Marianne désolée. Je ne demande que cela ! Qu’il me tue et que j’en finisse une bonne foi avec cette existence stupide !
— Vous voulez mourir ? Vous ? Avec ce visage, ces yeux...
— Si vous me dites seulement que je suis belle, je hurle ! cria la jeune femme hors d’elle. Je voudrais être laide, affreuse, défigurée ! Je n’en serais pas où j’en suis ! On n’aurait pas fait de moi un jouet misérable ! Vous ne pouvez pas savoir ce que l’on m’a fait, combien j’ai été avilie, détruite, déshonorée.
Les mots maintenant se pressaient sur ses lèvres, incohérents, à peu près sans suite, dictés par un esprit qui ne se contrôlait plus. Mais le petit homme aux grandes oreilles ne parut pas s’en soucier. Il se leva, alla mouiller son mouchoir à une cruche d’eau posée dans un coin et se mit en devoir de débarbouiller consciencieusement le visage sali et inondé de larmes de sa compagne. Le froid de l’eau calma Marianne qui se tut au bout d’un moment et se laissa faire comme un bébé.
— Là, fit-il avec satisfaction quand les cris et les sanglots ne furent plus que de légers halètements. Voilà qui est mieux ! Cela soulage de pleurer, mais, ma. chère enfant, quand vous aurez mon âge, qui doit être à peu près le double du vôtre, vous saurez qu’il n’y a pas au monde de bien comparable à la vie et qu’appeler la mort, quand on vous ressemble, est non seulement un grand péché, mais encore une faute de goût, une manifestation d’ingratitude. Vous avez peut-être beaucoup à vous plaindre de ce bas monde, mais il faut reconnaître avec moi que Dame nature s’est montrée plus que généreuse envers vous, même si l’on vous malmène quelque peu ces temps-ci ! Quand on se sent perdre pied, il n’est rien de plus réconfortant que de se confier. Racontez donc vos malheurs à l’oncle Arcadius ! Il a de merveilleuses recettes pour sortir des impasses les plus difficiles !
— L’oncle Arcadius ? demanda Marianne étonnée.
— Seigneur ! Aurais-je omis de me présenter ? Ce serait d’une impardonnable inconvenance !
D’un bond il fut sur ses pieds, pirouetta, puis offrit à sa compagne un salut dans la meilleure tradition des mousquetaires. Il n’y manquait que le feutre empanaché.
— Voyez à vos ordres le vicomte Arcadius de Jolival, ex-révolutionnaire dépassé par les événements, authentique et très actuel admirateur de Sa Glorieuse Majesté l’empereur Napoléon, artiste et homme de lettres français, prince grec, par-dessus le marché !
— Prince grec ? fit Marianne abasourdie par la faconde du personnage qu’elle ne pouvait s’empêcher de trouver amusant parce qu’il réussissait à l’arracher à elle-même.
— Ma mère était une Comnène. Grâce à elle, je cousine, d’assez loin, il est vrai, avec la très spirituelle duchesse d’Abrantès, femme du gouverneur de Paris. Je dirais même de très loin !
Marianne revit tout à coup la petite femme très brune, si élégante sous sa parure d’énormes rubis, bavardant avec la comtesse de Metternich dans un coin du salon de Talleyrand. Il était extraordinaire de constater que ces Français semblaient tous se connaître entre eux. A Paris, même au fond d’un cachot, on pouvait se découvrir des relations communes. Secouant l’engourdissement qui la glaçait jusqu’au cœur, elle se leva à son tour, alla présenter ses mains à la flamme du brasero. Sa tête lui faisait encore mal, mais son dos se calmait. Elle avait noté que le curieux bonhomme se déclarait hautement pour l’Empereur, mais pouvait-elle sincèrement le lui reprocher, elle qui, si vite, avait été séduite par le faux Charles Denis ?
— Pourquoi êtes-vous ici ? demanda-t-elle soudain. A cause de vos sympathies pour... le régime ?
Arcadius de Jolival haussa les épaules.
— Si Bruslart se mêlait d’emprisonner tous les sympathisants du régime, comme vous dites, il lui faudrait beaucoup plus que les carrières de Chaillot ! Dix provinces n’y suffiraient pas. Non, moi je suis ici pour dettes !
— Pour dettes ? Envers qui ?
— Envers la dame Désormeaux, dite Fanchon-Fleur-de-Lys. Je suppose que, dans les étages nobles de ce paradis, vous avez rencontré cette intéressante personne ?
— Cette horrible vieille en guenilles ? Vous lui devez de l’argent ? s’écria Marianne qui allait de surprise en surprise.
— Eh oui !
Jolival s’installa le plus commodément, lissa un faux pli à son pantalon et reprit, sur le ton de la conversation de salon :
— Ne vous fiez pas aux guenilles de Fanchon ! Elle s’habille suivant les circonstances. Moi qui vous parle, il m’est arrivé de la voir vêtue comme une impératrice.
— Elle est affreuse !
— Moralement je vous l’accorde ! On ne peut pas trouver pire ; mais, physiquement, elle a été d’une rare beauté. Savez-vous d’où lui vient son surnom ?
— Comment le saurais-je ? fit Marianne avec un haussement d’épaules. Je l’ai vue tout à l’heure pour la première fois.
— De plusieurs avatars. Dans son beau temps, Fanchon, qui était belle comme un lis, a eu les honneurs du Parc-aux-Cerfs. Elle fut l’une des biches dont se régalait ce grand veneur, doublé d’un homme de goût, qu’était le roi Louis XV. Elle en a même eu une fille, Manette, aussi belle que sa mère et, au départ, généreusement dotée. Mais pour sa fille, Fanchon avait toutes les ambitions. Elle l’a fait élever comme la princesse qu’elle était un peu, sous un faux nom... et justement dans ce couvent, dont nous occupons les ruines. Pendant ce temps, sa mère se livrait à une foule d’activités très lucratives, mais si peu recommandées par les bonnes mœurs qu’elle s’est retrouvée, un beau matin, à genoux devant le bourreau de Paris qui l’a ornée d’une fleur de lis sur l’épaule droite. Loin d’en être honteuse, elle en a tiré gloire. Pensez : ces fleurs de lis, depuis le lit du Roi cela la connaissait ! Ladite fleur lui a, en tout cas, permis de franchir la Révolution sans une égratignure et même en consolidant une fortune déjà bien commencée. Seulement, Manette, elle, élevée en grande dame, entrée au service d’une autre grande dame, a trouvé tout naturel de se comporter jusqu’au bout en grande dame. Le jour où la tête de sa fille est tombée, sur la place du Trône renversé, Fanchon a juré à la Révolution et à ses conséquences une guerre à mort. De ce jour, le Roi n’a pas eu de plus fidèle servante et, bien entendu, elle hait l’Empereur en proportion !