— C’est une belle histoire, remarqua Marianne qui l’avait écoutée avec autant d’attention qu’elle en portait jadis à ses chers romans. Mais, vos dettes, dans tout cela ?
— Parmi d’autres biens terrestres, Fanchon possède une maison de jeu clandestine, doublée d’ailleurs d’une maison de rendez-vous. J’y ai perdu tout ce que je possédais, plus ce que je n’avais pas ! Seule, ma chemise m’est restée dans ce naufrage, par un souci de pudeur sans doute. Mais Fanchon m’a fait appréhender par ses hommes et m’a bouclé ici où je dois demeurer jusqu’à ce que j’aie payé ce que je lui dois.
Cela ne paraissait pas le tourmenter outre mesure et Marianne, arrachée malgré elle à ses problèmes intimes, ne put s’empêcher de sourire.
— Comment, en vous gardant prisonnier, peut-elle espérer que vous vous acquittiez un jour ?
— Oh ! c’est bien simple, fit Arcadius avec une grimace contrite ; elle veut me marier !
— Elle veut... vous épouser ? s’écria Marianne épouvantée.
— Non, tout de même pas ! Elle a une nièce beaucoup plus laide qu’elle bien que plus jeune. Une affreuse mégère à qui j’ai eu la malchance de plaire. Je ne sortirai d’ici que la bague au doigt.
Les malheurs du « prince grec » avaient réussi un miracle. Maintenant, Marianne avait envie de rire et, du coup, elle souffrit moins. Elle découvrait qu’un compagnon de misère, surtout dans le genre de celui-là, était le meilleur des réconforts, parce qu’il était de ceux qui prennent avec philosophie les pires aventures.
— Et... vous êtes ici depuis longtemps ? demanda-t-elle ?
— Quinze jours ! Mais je peux tenir encore, surtout en aussi agréable compagnie ! La douce Philomène est vraiment trop laide !
Il y eut un silence que l’homme de lettres employa à se curer les ongles avec un brin de paille. Puis, comme en relevant la tête, il s’aperçut que Marianne, toujours debout auprès du brasero, était repartie dans l’amertume de ses pensées, il toussota :
— Hum... Si j’osais... Venez donc vous asseoir près de moi et dites-moi votre histoire à vous. Je vous jure qu’il m’arrive d’avoir de bonnes idées... et puis on se sent plus léger quand on peut partager son fardeau. J’ai dans l’idée que vos jeunes épaules portent quelque chose de beaucoup trop lourd pour elles ! Venez là... Je... je voudrais tellement vous aider !
II avait quitté brusquement son air insouciant, son ton ironique. Sur ce visage cocasse, la jeune femme ne vit plus qu’une vraie sympathie et une immense bonne volonté. Lentement, elle vint se rasseoir auprès de lui dans la paille.
— Merci, murmura-t-elle, vous avez raison. Je vais tout vous dire.
Quand Marianne eut achevé son récit, elle s’aperçut qu’Arcadius la regardait avec des yeux emplis d’admiration. Il n’avait pas dit un mot durant tout ce temps où elle avait parlé, rien que de rares exclamations compatissantes aux moments les plus tragiques, mais quand, avec un soupir, elle entra enfin dans le silence, il dit seulement :
— Vous ayez passé plus de la moitié de la nuit avec l’Empereur et vous vous plaignez de l’existence ?
Elle en était restée sans voix. Qu’il fût un chaud partisan de l’usurpateur était une chose, mais qu’il considérât ce qui lui était arrivé comme une merveilleuse chance lui semblait tout de même un peu exagéré.
— Vous trouvez que je devrais être heureuse d’avoir été offerte, en distraction, au maître de l’heure ?
— Je trouve surtout que vous n’avez qu’une idée très fausse de ce qui vous est arrivé. Séduire Napoléon n’est pas si facile.
— Et vous pensez...
— Que vous l’avez séduit autant qu’il vous a plu ? J’en mettrais ma main au feu. D’abord vous possédez ce qu’il préfère au monde : une belle voix. Songez qu’il a gardé des mois la Grassini qui était sotte comme un panier, alors même qu’il aimait encore Joséphine. Et, en plus de cela... mais ne m’avez-vous pas interdit de vous parler de votre beauté ? Je crois surtout que vous ignorez tout de l’homme que vous aimez ! Il en vaut pourtant la peine, vous savez ?
Cette conversation à laquelle Marianne commençait à prendre un singulier plaisir fut brusquement interrompue. La lumière d’une chandelle trembla sur les murs blanchâtres du couloir sur lequel ouvrait la grotte-prison et les deux interlocuteurs cessèrent de parler. Un pas traînant se fit entendre puis, au bout d’un instant, Fanchon-Fleur-de-Lys apparut, appuyée sur sa canne et escortée de l’homme que l’on avait appelé Requin. Celui-ci portait sur son bras un gros paquet. A l’aide d’une énorme clef, il ouvrit la grille, laissa passer la vieille puis entra derrière elle.
Fanchon s’avança jusqu’auprès du brasero et considéra les deux prisonniers de ses yeux maléfiques. Sa canne désigna Marianne.
— Lève-toi, ordonna-t-elle rudement. Et déshabille-toi !
— Vous voulez plaisanter, je suppose ? répliqua celle-ci sans bouger.
— Je plaisante si peu que, si tu ne t’exécutes pas immédiatement, tu tâteras de ma canne et Requin se chargera de l’opération lui-même. Allons ! Enlève-moi tout ça ! Des vêtements aussi somptueux ne sont pas faits pour traîner dans le plâtre et je les vendrai un bon prix. Rassure-toi, ricana-t-elle, je t’en ai apporté d’autres. Il n’entre pas dans mes projets que tu meures de froid.
— C’est le chevalier qui vous a priée de la dépouiller ? Cela m’étonnerait ! Si j’étais vous, belle dame, je lui demanderais son avis, coupa Arcadius.
— Pour ça, mon petit monsieur, faudrait que je galope derrière lui. Il a dû partir, très vite, pour la Normandie, avec les cavaliers. Une dame de ses amies est en danger à Valognes. Ce sont des choses qu’on ne lui dit pas deux fois ! Il sera absent quelques jours et, en attendant, il a confié cette douce agnelle à mes soins diligents. Je dois la lui rendre en bon état pour qu’il prenne une décision à son sujet. Je la lui remettrai en bon état parce que j’espère qu’il me la donnera. Mais, pour le reste... Allons, dépêchons.
Requin venait de lancer sur les genoux de Marianne hésitante le paquet de vêtements. La jeune femme, gênée, regardait tour à tour les trois personnages.
— Laissez-la donc tranquille ! gronda Arcadius.
Quelle vieille avare vous faites ! Vous tondriez un œuf, hein, Fanchon ?
— Toi, mon bonhomme, tiens-toi tranquille toi-même, sinon Requin t’apprendra la sagesse. Il a la tête en plus que toi. Tu y laisseras des plumes, gronda la vieille en brandissant sa canne.
— Je vous en prie, intervint Marianne, c’est inutile. Je vais lui donner mes vêtements. Je demande seulement qu’on me laisse me changer en paix.
Ni Fanchon ni Requin ne bougèrent. L’homme, au contraire, se planta devant Marianne, les mains dans les poches, les yeux luisants. La jeune femme alors jeta sèchement :