— Mais comment en êtes-vous arrivé ici ? fit Marianne pleine d’admiration pour l’astuce du jeune homme.
Gracchus-Hannibal se mit à rire.
— C’est pas d’aujourd’hui que je connais les vieilles carrières. J’y ai joué, tout gamin, avec les copains et on y a fait des drôles de parties avant que les gens de l’Homme-de-Fer bouchent cette galerie qui correspond à l’ancienne crypte de la Visitation. Pendant la Terreur, ça a servi de refuge à plus d’un suspect, comme d’ailleurs les carrières de Montmartre. Mais, moi, je connais tout ça comme ma poche !
— Nous sommes dans un cul-de-sac, intervint Jolival. Comment êtes-vous entré sans passer par la crypte ? J’ai cru entendre que vous aviez déchaîné une avalanche ?
— C’est un peu ça. Les galeries, au-delà de ce cul-de-sac, s’étendent assez loin, mais le grand égout de la rive droite avec lequel elles communiquent arrive à la Seine tout près d’ici. Et puis, leur construction n’est pas tellement fameuse. Il y a des fissures et j’ai entendu des voix la nuit dernière. De là à penser qu’il fallait chercher dans ce coin-là... Je suis revenu avec un outil pour desceller quelques pierres... et me voilà ! J’suis rudement soulagé de voir que vous êtes toujours vivante, mamz’elle Marianne ! A vous rien cacher, j’y croyais guère.
— Pourquoi ? Vous connaissez les gens d’ici ?
Gracchus haussa les épaules et regarda Marianne avec une sincère commisération.
— La vieille à la fleur de lis ? Ma pauvre demoiselle ! Qui c’est qui la connaît pas, à Paris ! Et qui c’est qu’en a pas la frousse ! Je crois bien que même le citoyen Fouché en a peur ! En tout cas, faudrait payer cher ses argousins pour qu’ils aillent traîner leurs guêtres dans la rue des Bonshommes après le coucher du soleil ! Pas plus à l’Homme-de-Fer qu’à son frère jumeau l’Epi-Scié, sur le boulevard du Temple, on ne se risque volontiers. Tous ceux qui l’ont fait ont disparu sans qu’il soit possible de savoir ce qu’ils étaient devenus. J’ajoute que les deux cabarets appartiennent à la Desormeaux. Ah ! c’est un personnage ! La reine des bas-fonds en quelque sorte !
Marianne, fascinée, écoutait le jeune garçon avec un intérêt qu’elle ne cherchait pas à dissimuler, mais Jolival, lui, donnait quelques signes d’impatience. Il finit par déclarer :
— Tout cela est bel et bon, mon garçon, mais j’imagine que tu n’as pas fait tout ce chemin pour nous faire le panégyrique de Fanchon ? Il vaudrait mieux nous aider à sortir de là ! Je pense que ce trou que tu as eu la bonne idée de creuser peut livrer passage à une jeune dame ?
— Le trou, oui, fit Gracchus. Mais comment est-ce que je vais vous tirer de derrière cette grille ? C’est pas du petit fil de fer, ça ! Regardez-moi ces barreaux, c’est gros comme un bras d’enfant !
— Ecoute, mon garçon, si tu ne mets pas un frein à ton enthousiasme pour notre prison et nos geôliers, je passe mon bras adulte entre ces bras d’enfants et je t’aplatis le nez ! Tu ne vois pas que mademoiselle est souffrante et qu’il faut la sortir de là au plus vite !
— Oh ! ne le brusquez pas ! pria Marianne. Je suis certaine qu’il cherche le moyen.
— Pourquoi que je me serais donné tant de mal sans ça ? ronchonna Gracchus-Hannibal. Seulement, pour cette nuit, y a rien à faire. L’est trop tard ! Ça a l’air de rien, mais l’est sûrement pas loin de 5 heures. Et faut que j’aille chercher des outils idoines. Une bonne lime, peut-être... A moins qu’on essaie de desceller un ou deux barreaux...
— ... ou de démolir tout un pan de mur ! fit Arcadius goguenard. Tu n’es pas fort en serrurerie, à ce qu’on dirait. Trouve-moi de bons outils de serrurier et reviens demain à la nuit tombée, si tu peux. Tu as raison, il est trop tard !
Marianne s’efforça de cacher sa déception. En voyant surgir le jeune garçon, elle avait cru que la liberté était à portée de la main. Et il fallait attendre encore toute une grande journée. Sous sa casquette bleue, Gracchus-Hannibal se grattait la tête.
— Des outils de serrurier ? fit-il. Oui, ça se pourrait peut-être... mais où ?
— Ecoutez, dit soudain Marianne en qui naissait une idée. Si vous avez besoin d’aide, il y a peut-être quelqu’un qui pourrait le faire... si toutefois il est encore à Paris.
— Dites toujours, mamz’elle.
— Allez à l’hôtel de l’Empire. Demandez
M. Jason Beaufort. C’est un Américain. Vous vous souviendrez ? Jason Beaufort.
— Attendez ! fit le jeune garçon en tirant un papier et un crayon de sa casquette. J’vais l’noter. Là... ça y est. Et qu’est-ce que je lui dirai ?
— Que vous venez de la part de Marianne... qu’elle a besoin d’aide ! Vous lui direz alors où je suis.
— Et s’il n’est plus là ?
— Alors, vous ne direz rien à personne ! dit-elle tristement. Vous viendrez me le dire à moi, tout simplement.
— Vous ne voulez pas que je prévienne, rue de Varenne ?
— Non ! Non... pas pour le moment ! Nous verrons si M. Beaufort est parti.
Marianne n’aurait pu dire ce qui la poussait à appeler Beaufort à son secours. Il l’avait cruellement blessée et elle se méfiait encore de lui, mais il représentait la seule chance qu’elle possédât de fuir, une bonne fois, tout ce qui l’accablait depuis que, pour son malheur, elle avait été mariée à Francis Cranmere. Avec Beaufort, seulement, le mot évasion prenait toute sa signification. Si elle parvenait à fuir avec lui, son bateau, en quittant les côtes de France, ferait tomber toutes les chaînes dont on l’avait chargée. Il n’y aurait plus de Fouché, ni de rapports, plus de Talleyrand aux combinaisons trop subtiles, aux idées trop géniales, à la diplomatie trop souple... et surtout, surtout, elle mettrait l’Océan, ce rempart infranchissable entre elle et l’homme qu’elle ne pouvait s’empêcher d’aimer. Elle aurait pu consacrer sa vie à Charles Denis, mais qu’avait besoin Napoléon, Ier empereur des Français, de l’amour d’une fille comme elle ? Dans une semaine, moins peut-être, il l’aurait oubliée si ce n’était déjà fait. Toutes ses pensées ne devaient-elles pas être tournées vers cette archiduchesse d’Autriche qu’il voulait épouser ? Mieux valait s’en aller, ne plus chercher à le revoir, surtout pour ne pas risquer de succomber encore ! Et puis, là-bas, essayer de guérir !
Pour se donner du courage, elle se disait qu’elle n’accepterait l’aide de Beaufort que juste ce qu’il faillait, qu’elle essaierait de chanter. Il devait y avoir des théâtres, dans ce lointain pays, des salles de concerts.