— Pourquoi ?
Jolival eut un petit ricanement sarcastique.
— C’est simple : le plus riche des grands d’Espagne, le duc de Médina-Cœli, offre la moitié de son énorme fortune à qui tuera Napoléon et lui apportera la preuve de cette mort.
Le silence qui suivit permit à Marianne de prendre une juste conscience de son émotion. Son cœur s’était mis à battre sur un rythme désordonné. Elle tremblait de tous ses membres, mais s’efforça de retrouver son sang-froid.
— Pourquoi ont-ils dit que la chance est avec eux ?
— Parce que le départ a été décidé très rapidement. Il n’y aura qu’une très faible escorte pour ne pas éveiller l’attention. Et, cette nuit, les conjurés sont au moins vingt-cinq !
— Mais Fouché ? Fouché qui sait tout, qui voit tout ? Fouché ne peut-il arrêter cette conspiration-là comme les autres ?
— Fouché sera pris de vitesse. Et puis, il faut bien avouer que, depuis quelque temps, l’attention de Fouché paraît se relâcher quelque peu ! Volontairement, d’ailleurs, car cet homme-là ne fait jamais, rien sans raison ! Ma chère enfant... il est très possible que nous ayons tout à l’heure le grand honneur de partager notre geôle avec Sa Majesté l’Empereur et Roi, ce qui serait à la fois la plus profonde de mes joies et le plus douloureux de mes regrets.
Marianne repoussa courageusement l’image torturante et douce qu’il lui offrait : son amour, ligoté, la rejoignant dans le souterrain.
— Mais il faut empêcher cela ! Il le faut ! Je connais Morvan : il ne laissera pas Bruslart l’amener ici ! Un coup de pistolet est vite parti, la nuit, dans un combat. Mon Dieu ! Je veux aller à son secours ! Je ne peux pas le laisser assassiner ainsi ! Lui ! Ils vont le tuer, ces misérables ! Je vous dis qu’ils vont le tuer !
Dans un élan aveugle, elle s’était jetée sur la grille qu’elle avait saisie à pleines mains et tentait de secouer sans même parvenir à l’ébranler. Ses doigts s’écorchèrent sur les énormes barreaux rouillés, mais elle ne sentait pas la douleur, pas plus qu’elle ne voyait encore sa prison. Ce qu’elle voyait, c’était une route dans la nuit, sous la neige, une voiture arrêtée, peut-être renversée, des chevaux se débattant aux mains d’hommes masqués, des corps étendus dans la neige déjà rouge, un homme sans arme aux mains des conjurés et Morvan, Morvan ricanant sinistrement en appuyant un pistolet sur la tempe de cet homme, celui qu’elle aimait...
— Je ne veux pas, cria-t-elle éperdue, résistant de toute sa force à Jolival qui tentait de l’arracher de cette grille où elle se meurtrissait, je ne veux pas qu’on le tue ! Je l’aime ! Napoléon !
C’était la première fois que, dans son désarroi, elle osait crier tout haut le nom qui la hantait depuis qu’elle savait la vérité et que, tant de fois, dans sa fièvre, elle s’était répété tout bas. Pour la faire taire, il fallut qu’Arcadius la bâillonnât de sa main et, d’un suprême effort, l’arrachât enfin de la grille.
— Vous allez ameuter tout ce nid à rats ! gronda-t-il. Avez-vous oublié que nous attendons quelqu’un ?
C’était vrai. Elle avait oublié Gracchus-Hannibal Pioche ! Mais, la crise nerveuse coupée net, Marianne se laissa glisser à terre, la tête dans ses mains, et se mit à pleurer.
— Il ne viendra plus maintenant. Il a dû entendre ces hommes et il a compris que c’était impossible pour cette nuit ! Si même il est venu...
— Pourquoi ne serait-il pas revenu ? fit Jolival bourru. J’y crois, moi, à ce gamin ! Il a un regard qui ne trompe pas. Il fera tout pour vous tirer de là.
— Peut-être ! Mais, pour cette nuit, c’est fini, fini ! Il ne viendra plus ! Et les conjurés galopent déjà sur la route de Malmaison ! Mon Dieu !
Comme pour ne plus entendre le galop des chevaux qui résonnait dans sa tête, Marianne boucha ses oreilles de ses deux mains, ferma les yeux. Jamais encore autant qu’à cette minute elle n’avait souhaité s’anéantir. Aussi ne vit-elle pas Arcadius se diriger brusquement vers la grille, s’y accrocher à son tour, tandis que, dans les profondeurs du souterrain, la chute d’une pierre se faisait entendre, puis une autre...
Aussitôt, Arcadius fut sur elle. Il la saisit aux épaules, la secoua sans ménagements.
— Ecoutez ! mais écoutez donc ! Il arrive !... Il rouvre le trou dans le mur.
Galvanisée, les prunelles dilatées, agrippée d’une main à la main d’Arcadius, elle écouta, de toute son âme. C’était vrai, on venait ! On venait par le cul-de-sac ! Sans plus oser respirer, elle suivit la progression du jeune garçon. Il y eut un bruit de course et, tout à coup, elle vit Gracchus-Hannibal surgir du couloir en courant. Un homme beaucoup plus grand que lui courait sur ses talons et, l’instant suivant, la haute silhouette de Jason Beaufort se dressa derrière la grille. Marianne eut un cri de joie.
— Vous ! Dieu soit loué, vous êtes venu !... Vous n’étiez pas parti !
Elle vit rire ses yeux bleus dans son visage basané, sentit, autour de ses mains froides, la chaleur de celles de l’Américain qui, à travers la grille, s’en était emparé et les serrait.
— C’est tout juste ! fit-il gaiement. Je pars demain, mais aucune force au monde n’aurait pu m’empêcher de vous tirer de ce nouveau pétrin où vous vous êtes fourrée, jeune sotte ! Allons, ne pleurez plus ! Nous allons vous sortir de là bien vite ! Voyons cela, ajouta-t-il en se tournant vers Gracchus-Hannibal qui, armé d’une lime plus grande que lui, s’attaquait bravement à l’un des barreaux avec l’aide d’Arcadius, en expliquant qu’ils avaient dû attendre le départ des conspirateurs.
— J’étais en haut, dit-il, tandis que m’sieur Beaufort était en bas.
— Vite ! pria Marianne, il faut que nous sortions d’ici très vite ! Ou plutôt non...
Une autre idée lui venait. Qu’importait son sort à elle si Napoléon était sauf ?
— Laissez-nous ici et courez le prévenir !
— Qui ça ? s’écria Beaufort stupéfait. Vous êtes encore plus folle que je ne pensais ! Laissez-nous travailler.
— Non, je vous en prie, écoutez-moi... C’est trop grave !
En quelques phrases hachées, elle lui expliqua ce qui se passait, le danger mortel couru par l’Empereur. Sourcils froncés, il l’écouta sans cesser de travailler, mais, quand elle eut fini, il jeta la lime avec humeur et haussa les épaules :
— Pas question de sortir d’ici sans vous ! J’admire Napoléon mais je ne vous laisserai pas plus longtemps aux mains de ces sauvages ! Surtout s’ils reviennent bredouilles ! On n’en sortira pas, moussaillon ! fit-il à l’adresse de Gracchus-Hannibal qui ramassait déjà la lime.
Puis, cette fois, en regardant Arcadius, il dit brusquement :
— Est-ce que, si vous criez, on vous entend de là-haut ?
— Oui... J’ai déjà réussi à faire descendre le valet de chambre de ce délicieux hôtel en beuglant comme un bœuf quand l’urgence s’en faisait sentir.
— Alors, criez, mon ami, criez de toutes vos forces, mais attirez votre geôlier ici ! Je me charge du reste. Allez-y, garçon, et de bon cœur !
Un long hurlement jaillit du gosier de Jolival, avec une puissance qui fit sursauter Marianne, tandis que Beaufort allait se dissimuler à l’angle du couloir vers le cul-de-sac. Son grand corps aux muscles longs, moulé dans une sorte de tricot de marin et dans des culottes collantes noires, se confondit si exactement avec les ténèbres du couloir que Marianne, au bout d’un instant, ne le distingua même plus. Elle ne comprenait pas ce qu’il voulait faire, mais Arcadius hurlait toujours avec beaucoup de conviction. Sa voix, que la jeune femme n’aurait jamais crue si puissante, roulait sous les voûtes suintantes et paraissait résonner dans tout le quartier. Quand, enfin, il s’arrêta pour reprendre souffle, on put entendre une galopade puis la voix furieuse de Requin qui glapissait :