— Pas un peu malade de gueuler comme ça ? J’vais t’faire taire, moi !
Le malandrin surgit au moment même où Jolival, se jetant à terre, s’y roulait comme quelqu’un qui se tord de douleur, en criant de plus belle.
— Vite, cria à son tour Marianne qui avait enfin compris. Il souffre ! Je ne sais pas ce qu’il a...
— Bon Dieu de bon Dieu ! jura Requin qui s’énervait sur la grille qu’il n’arrivait pas à ouvrir ; mais, déjà, Jason était sur lui. D’un bond de fauve, l’Américain avait sauté sur son dos et, tandis qu’il le faisait crouler sous son poids, son bras gauche, bloqué sous la gorge de l’homme, coupait brusquement sa respiration. Requin n’eut qu’un gémissement avant de perdre connaissance. Pour faire bonne mesure, Jason l’assomma d’un maître coup de poing puis, s’emparant du trousseau de clefs, ouvrit la grille et, se précipitant sur Marianne, l’enleva dans ses bras comme une simple plume.
— Filons d’ici ! dit-il en repoussant du pied le corps de Requin qui lui barrait le passage. Fourrez-moi ça derrière la grille, refermez et donnez-moi la clef. On la jettera dans l’égout. Ce rat ne restera pas évanoui plus de dix minutes. Il faut en profiter.
— Et si on l’étranglait ? proposa doucement Gracchus-Hannibal. Ça ne serait pas une grande perte et on serait plus tranquilles !
Jason se mit à rire.
— J’aurais dû le faire tout à l’heure, mais, puisque je l’ai manqué, laissons-le. Je ne peux pas tuer un homme évanoui.
Emportant Marianne qui avait glissé instinctivement ses bras autour de son cou, il prit sa course vers le trou du mur mais dut poser la jeune femme à terre pour le franchir, car il ne s’agissait que d’une mince fissure. Derrière lui venait Arcadius qui s’efforçait de retrouver l’élasticité de ses jambes un peu rouillées par la captivité. Gracchus-Hannibal fermait la marche et prit la peine, en passant, de replacer les pierres qu’il avait fait tomber.
— On ne sait jamais ! commenta-t-il prudent.
Jolival se mit à rire.
— Tu espères avoir encore à faire par ici ? fit-il en allongeant une bourrade amicale au jeune garçon. En tout cas, fils, on te doit une fière chandelle et j’espère bien un jour te payer ma dette ! Je te dois plus que la vie !
— Marchez, bredouilla le jeune garçon confus, ça vaut pas la peine d’en parler !
— Tu crois ? Moi, je trouve que si ! conclut Jolival d’un ton pénétré.
De l’autre côté du mur, c’était une courte galerie puis l’égout. Une odeur fétide, écœurante, emplit les narines de Marianne que Jason avait reprise dans ses bras en disant :
— Il va falloir descendre un moment dans l’eau, inutile de se mouiller à deux.
Il suivit un instant l’étroit rebord qui longeait le flot noir. Arcadius, armé d’une torche qu’il avait allumée au brasero avant de quitter la prison, prit les devants pour éclairer la route, mais en suivant les indications que lui donnait l’Américain. Le froid, assez faible dans les profondeurs du souterrain, se fit plus mordant à mesure que l’on allait vers la sortie, mais Marianne ne le sentait pas. Accrochée au cou de Jason, elle n’éprouvait plus envers lui ni méfiance ni répulsion. Ce qu’il venait de faire, cette nuit, effaçait d’un seul coup tout l’arriéré de rancune et de haine qu’elle avait cru lui garder. Au contraire, une chaude impression de confiance faisait, pour un instant, trêve à ses angoisses. S’il n’y avait eu la menace planant sur celui qu’elle aimait, elle eût trouvé une joie simple, presque enfantine, à se sentir emportée par ces bras qui ne devaient pas savoir faiblir.
Entré maintenant dans l’eau nauséabonde jusqu’à la taille, Jason la soulevait aussi haut qu’il pouvait pour qu’elle ne fût pas touchée par le flot. Tout près du sien, elle pouvait voir le visage tanné du marin, son profil agressif, ses lèvres dures au pli moqueur. De temps en temps, il la regardait et lui souriait avec une gentillesse qui détendait tous ses traits, comme pour l’encourager. Malgré les lourdes odeurs ambiantes, il dégageait un faible parfum de tabac, de cuir fin et d’eau de Cologne que la jeune femme jugea agréable.
— Un peu de courage, dit-il enfin, nous arrivons !
En effet, il put reprendre pied sur le mince trottoir en débouchant dans le grand égout. Un fort courant d’air glacial s’y engouffrait par une bouche noire au-delà de laquelle luisait la Seine. Doucement, Jason reposa Marianne à terre et se pencha pour reprendre la torche des mains glacées d’Arcadius et l’aider à escalader le trottoir. Le jeune Gracchus était déjà dessus. Quelques pas encore et l’on fut à l’air libre que Jolival respira avec délices.
— Que c’est bon l’air de Paris ! fit-il joyeusement. Je me rends compte maintenant à quel point il me manquait.
Glacé et mouillé, il claquait des dents, mais ne paraissait pas s’en apercevoir.
Mais Marianne, elle, n’avait pas le temps de s’attarder sur les joies de la liberté retrouvée. Le temps pressait. Les cavaliers des Ténèbres avaient une forte avance maintenant et si, par malheur, l’Empereur quittait Malmaison un peu trop tôt... Elle n’osa pas formuler la suite de sa pensée, mais se pendit au bras de Jason.
— Pouvez-vous me trouver une voiture ! Vite... Très vite.
— J’en ai une un peu plus loin, sur le quai de Billy, près de la place de la Conférence[10]. Où voulez-vous aller ?
— Mais voyons, il faut que j’aille à Malmaison !
Il eut un geste de protestation.
— Vous n’allez pas recommencer ! L’Empereur est bien gardé, croyez-moi. Ce ne sont pas quelques illuminés qui vont le mettre en péril. Je vais vous mettre en sûreté... et au sec ! Et demain, je vous emmène.
— Demain, oui, je partirai avec vous, mais, ce soir, je vous en supplie, laissez-moi le sauver ! Je sais... je sens qu’il est en danger.
Sous sa main, elle sentit se raidir le bras mouillé de l’Américain. Il se redressa de toute sa taille et son regard échappa à la jeune femme pour aller se perdre au loin sur l’eau moirée de la Seine.
— Il... souligna-t-il avec un peu d’amertume, comme vous en parlez ! Je croyais que vous le haïssiez ?
— Je ne le hais plus... pas plus que je ne vous déteste encore, vous-même ! Vous venez de vous conduire en ami, en vrai, et cela efface tout. Demain, je vous le dis, je partirai avec vous parce que je n’aurai plus rien à faire ici et parce que je suis lasse de me fourrer toujours, comme vous dites, dans toutes sortes de situations impossibles. Dans votre pays, je retrouverai peut-être la paix.
— Je ferai tout au monde pour vous y aider, dit-il doucement. Si cela ne dépend que de moi, vous serez heureuse !
— Alors, reprit-elle avec passion, si vous cherchez réellement mon bonheur, accordez-moi ce que je vous demande, Jason : laissez-moi courir à Malmaison. Mais vite, je vous en supplie, très vite ! Nous perdons tellement de temps quand chaque minute compte.
Il avait tressailli quand, pour la première fois, elle lui avait donné son prénom et, avec son intuition féminine, Marianne comprit qu’il était touché. Elle allait revenir à la charge quand, se penchant soudain sur elle, il la saisit aux épaules, chercha son regard.