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Eva éclata de rire.

— Oh ! ce que tu es vieux jeu et ridicule, Henri !

— Charmant, dit-il…

Il se sentait effectivement très vieux jeu et très ridicule. Cette adolescente le déroutait plus encore que sa femme. La scène qui venait de se passer mettait bas ses préjugés et ses idées toutes faites sur la jeunesse. Un nouveau et grave problème lui était posé de façon très inattendue, qu’il allait devoir résoudre. Car il ne pouvait laisser de tels faits se répéter. Voilà qui n’allait pas simplifier son existence… Comment diantre Agnès prendrait-elle la chose ?

Eva venait de s’immobiliser, à l’angle du boulevard Maurice-Barrès. Elle baissait la tête, butée, mais pas du tout contrite.

— Henri, je ne veux pas que tu parles de ça à ma mère !

Il ne répondit pas…

— Tu m’entends ?

— Rends-toi compte que mon devoir…

— Ah ! non, trépigna Eva, tu ne vas pas me faire le coup du devoir maintenant !

Ce fut plus fort que lui. Il la gifla. Beaucoup plus fort qu’il l’aurait voulu. Eva mit instinctivement la main sur sa joue meurtrie et regarda Taride.

— Excuse-moi, bredouilla celui-ci. Excuse-moi, Eva. Mais avoue que tu l’as bien cherché…

Au lieu de répondre, elle fit demi-tour et commença à s’éloigner à rapides enjambées.

— Eva ! appela Henri.

Il la rejoignit, voulut la retenir, mais elle se mit à courir à perdre haleine.

Il aurait pu la rattraper, mais des gens s’arrêtaient pour regarder cet homme en smoking courir après une jeune fille.

Il s’immobilisa.

— Eva ! cria-t-il une dernière fois.

Elle força l’allure et disparut sous les arbres.

5

Un chien se mit à hurler dans le quartier désert. Ses lamentations firent tressaillir Hervé qui, depuis le passage de Ficelle, restait embusqué dans l’impasse, le cœur cognant à se rompre.

Il était venu là pour tuer un homme. Le tuer définitivement, car, depuis quelques jours, il avait trucidé mentalement le Notaire une bonne douzaine de fois. Mais le vrai meurtre, celui qui pouvait lui valoir l’échafaud, restait à accomplir. Il allait devoir le perpétrer pour se prouver qu’il était un homme. Il avait trouvé un tel mépris chez Agnès qu’il ne se sentait plus le courage de la revoir avant d’avoir exécuté ce forfait qu’elle lui avait délibérément proposé de commettre. Il était là, comme un gamin perdu au bout de la nuit, le cœur fou, les tempes battantes, les mains vides, sans autre arme que cette espèce de défi qu’il avait lancé à sa volonté chancelante. Enfin il vit s’éteindre la croisée du Notaire. Le clochard se couchait. Il allait sombrer dans un pesant sommeil d’ivrogne et tout serait fini pour cette nuit-là…

Hervé s’approcha du fond de l’impasse. Le chien continuait de lamenter une détresse qu’Hervé ressentait au plus profond de son être.

La lune, à laquelle on prête si peu d’attention dans une grande ville, jouait à cache-cache derrière des nuages qui se chevauchaient lourdement.

À un certain moment, sa clarté morte glissa dans l’impasse. Hervé aperçut, sur le sol jonché de déchets, un morceau de tuyau de fer rouillé. Il s’en saisit, certain que cet objet allait décider de son sort et par la même occasion de celui du Notaire… Le fer rugueux donnait à sa main une sorte de bizarre prolongement qui rendait Hervé très fort. Cette sensation de force nouvelle le réchauffait. Après tout, il ne risquait rien. Qui donc se soucierait de la mort de ce poivrot ? Et qui songerait à établir un rapprochement entre le Notaire et lui ? Un monde les séparait… Pis qu’un monde : une chaîne de conditions.

Hervé leva les yeux sur l’immeuble de droite qui dominait l’impasse comme une falaise vertigineuse, obscure…

Il se racla le gosier, tâcha de prendre une voix avinée et appela :

— Hé ! Le Notaire…

Le chien s’était tu. Dans le silence, sa voix lui fit l’effet d’une explosion. Il regarda avec effroi l’entrée de l’impasse. Mais il ne vit qu’un morceau de rue endormie, mal éclairée, qui ressemblait à un décor de cinéma.

La fenêtre du Notaire restait obscure. Le bougre s’était endormi. Alors cette curieuse haine qui s’était emparée d’Hervé, au cours de sa filature de l’après-midi, revint. Il eut envie de la mort du Notaire. Une envie impérieuse, aussi forte qu’un caprice.

— Notaire !

Il venait de hurler. Il tendit l’oreille. L’écho de sa voix vibrait encore dans la caisse de résonance de la cour. Il crut déceler un vague remue-ménage au premier étage de la masure.

— Oh ! Le Notaire !

Cette fois, l’homme venait de se réveiller. Il pestait, raclait le plancher à la recherche de ses allumettes. Une faible lumière, bondissante, dansa derrière les vitres fêlées, se rapprochant.

— Ce qu’il y a ? bougonna une voix vineuse.

— Descends ! dit Hervé… J’ai quelque chose pour toi…

Tout cela était puéril, il le sentait. Il demandait ingénument à sa future victime de venir se faire tuer. Mais il s’adressait à un ivrogne éveillé en sursaut ; il n’avait pas trop à se soucier de logique.

Le Notaire ne prit même pas la peine de poser des questions.

— Ouais, ouais ! dit-il seulement.

Il y eut un grognement… Celui d’une femme…

— C’est Ficelle qu’apporte un chou, balbutia la voix râpeuse du pochard.

La lumière disparut. Son pas chancelant fit crier les marches de l’escalier en ruine.

Hervé ferma les yeux. Ses doigts se crispaient désespérément sur le tuyau rouillé.

Il restait dans l’ombre, nettement en retrait de la zone blafarde qui divisait l’impasse en deux parties. Le Notaire ne le verrait même pas. Il ne fallait pas qu’il crie… Hervé n’aurait jamais cru qu’un cœur puisse battre avec tant de violence. Les soubresauts du sien lui causaient une espèce d’intense meurtrissure dans la poitrine. Il n’entendait que ces coups sourds et vibrants qui lui paraissaient emplir tout le silence de la nuit, et qui dominaient la rumeur de Paris, tout proche.

Les pas du clochard se rapprochaient. La porte qui pendait sur un seul gond fut tirée… Il devina la présence du Notaire, perçut le bruit gras de son souffle difficile.

— Où que t’es, Ficelle ? marmonna-t-il en avançant la tête.

Son visage hirsute capta un peu de clarté à un rayon de lune qu’Hervé n’avait pas remarqué. Il s’offrait, patient et inconscient du danger, s’étonnant seulement, dans son confus raisonnement d’ivrogne, de ne pas trouver devant lui l’ami Ficelle brandissant un chou… Ses quelques minutes de sommeil avaient brouillé en lui la notion du temps. Dans sa tête embrumée, il imaginait un Ficelle de retour des Halles avec un cageot de légumes obtenu à très bon compte…

Hervé leva le tuyau de fer et, de toutes ses forces, l’abattit en travers de ce visage brouillé par l’ivresse.

Le Notaire ne cria pas, mais poussa une plainte qui ressemblait presque à une exclamation de surprise. Il ne tomba pas non plus. Du sang se mit à ruisseler de son nez tuméfié, et il resta acagnardé à la porte démantelée sans paraître réaliser ce qui venait de se produire.

« Il faut que je frappe encore, songea désespérément Hervé. Il le faut ! Jusqu’au bout ! Jusqu’au bout ! »

Et il frappa encore, avec plus de force cette fois. Le Notaire cria, pas très fort, et s’abattit en avant. Il essaya de s’accrocher au loquet de la porte, mais celui-ci lui resta dans la main et il tomba, le visage contre le sol, en poussant de brefs gémissements… Hervé n’avait plus le courage de se baisser pour l’achever. L’idée d’ajuster le coup définitif lui était insoutenable. Il ferma les yeux, se mordit la lèvre inférieure et se mit à lancer des coups de pied dans le crâne du Notaire. Il frappait de toutes ses forces, aussi vite qu’il lui était possible de le faire… Bientôt, une curieuse fatigue lui coupa les jambes. Il tremblait de la tête aux pieds et un voile pourpre s’étendait devant ses yeux… Un voile couleur du sang de sa victime.