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«J’étais merveilleusement servi par les circonstances, car ce vieux loup de Kerguen n’était jamais sorti de son château, personne ne connaissait sa figure. Je pouvais donc très aisément me faire passer pour lui. Et puis j’ai toujours eu, comme monsieur, la science du déguisement. J’ai à peu près la taille du défunt; sa grosse perruque ébouriffée, son visage d’ours mal léché étaient faciles à copier, et, comme il ne disait jamais un mot, je n’ai jamais eu de peine à imiter le son de sa voix.

«Arrivé à Paris, je passai environ huit jours à étudier la situation des lieux et les habitudes de M. Bréhat-Lenoir. Bien qu’il fût retiré des affaires, il allait tous les jours à la Bourse, de deux à quatre heures, pour se distraire.

«J’achetai un habit de commissionnaire, et, prenant sous mon bras un journal artistement arrangé avec des épingles et figurant un paquet assez volumineux, je me présentai vers trois heures à la porte de l’hôtel.

«J’avais profité, pour faire mon coup, d’un moment où M. Prosper était sorti, car je me méfiais du petit intendant.

«Je ne trouvai que Guérin, qui flânait, les mains dans les poches, sur le pas de la porte.

«- M. Bréhat-Lenoir? demandai-je.

«- Il n’y est pas, répondit le naïf paysan en me saluant jusqu’à terre.

«- Je sais bien qu’il n’y est pas, repris-je avec un gros rire… Je ne vous demandais cela que pour savoir si c’était bien ici son hôtel. C’est lui-même qui m’envoie. Il m’a pris au coin de la place de la Bourse… à côté du marchand de vins, vous savez… et il m’a chargé d’apporter ce paquet et de le remettre sur la cheminée de sa chambre. Voulez-vous m’indiquer où elle est, cette chambre? Le paquet est lourd, et il y a loin de la place de la Bourse à la rue Cassette.»

«Guérin monta avec moi et m’introduisit dans l’appartement de son maître, dont il avait la clef.

«Je posai mon semblant de paquet sur la cheminée.

«- Ah! fis-je en me retournant brusquement, comme si je me rappelais tout à coup quelque chose et en fouillant dans la poche de ma veste, voici une lettre que votre patron m’a dit de vous remettre pour que vous la portiez à son adresse, tout de suite, sans perdre une minute… il paraît que c’est très pressé… Allez vite… Je n’ai pas voulu m’en charger moi-même, parce que cela me fait un trop long détour… Allez vite, vous dis-je… ou M. Bréhat-Lenoir sera furieux!»

«Je le poussai par les épaules, et il dégringola les escaliers en deux bonds.

«Je commençai par aller à la fenêtre, pour voir si, en cas de danger, je pourrais exécuter par là ma retraite. Mais la fenêtre était garnie de grilles solides. Je ne pouvais pas compter sur cette planche de salut.

«Ensuite, je froissai entre mes mains le papier qui était censé représenter l’enveloppe d’un paquet et je le jetai dans le feu, puis j’allai m’étendre sous le lit, attendant l’heure favorable.

«M. Bréhat-Lenoir se coucha à neuf heures. Je l’entendis gronder Guérin pour avoir osé pénétrer dans sa chambre malgré sa défense. Celui-ci balbutia une excuse dans laquelle les mots lettre, paquet revenaient souvent. Mais comme le banquier n’avait donné aucun ordre relatif à la lettre ni au paquet, il s’emporta violemment contre son domestique et jura qu’il le mettrait le lendemain à la porte de chez lui.

«Une heure plus tard, M. Bréhat-Lenoir recevait cette terrible blessure dont vous connaissez les effets, prompts comme ceux de la foudre.

«Lorsqu’il fut mort, je sortis de ma cachette et me mis à travailler le secrétaire.

«Je le forçai de manière à laisser des traces visibles de mes recherches. Je voulais qu’on crût à un vol.

«Dans le tiroir le plus secret, je trouvai le testament, que je brûlai à l’instant même. Puis je jetai quelques grains d’arsenic dans la tasse qui était posée sur la table et me remis sous le lit.

«Vous voyez que mon plan était habilement conçu!

«Vous connaissez la scène qui eut lieu le lendemain matin. Je m’esquivai au milieu de ce tumulte. Tant de gens étaient accourus dans l’hôtel que ma présence ne fut pas remarquée.

«- Votre récit n’est pas tout à fait exact, dis-je lorsque le prévenu eut fini de raconter ses exploits, et je vais prendre la liberté de le compléter.»

«Il fit un mouvement de surprise et me lança un regard où je crus voir quelque inquiétude.

«- Certainement, repris-je. Vous avez oublié de nous dire que, craignant d’être remarqué, vous êtes entré le soir et sorti le matin de l’hôtel, non par la porte qui donne sur la rue Cassette, mais par la petite entrée du jardin qui conduit à la rue de Vaugirard en longeant l’hôtel du Renard-Bleu.

«- J’ai dit à la justice que je ne lui cacherais rien, et je ne lui ai rien caché, répondit le prévenu d’un air sombre.

«- Hormis le nom d’un de vos complices, Petit-Poignard, qui vous a hébergé chez lui et vous a donné ainsi le moyen de pénétrer sans être vu dans l’hôtel Bréhat-Lenoir.»

«Le bandit me regarda d’un air profondément surpris.

«- Tenez, continuai-je en lui mettant sous les yeux le fragment de lettre trouvé derrière sa malle par M. Prosper, reconnaissez-vous ces signes?

«- Mais vous êtes donc sorcier! s’écria Boulet-Rouge en devenant livide. Qui vous a remis ce papier? Je l’ai cherché pendant des heures et je croyais l’avoir brûlé… Comment est-il tombé entre vos mains, et ensuite comment avez-vous fait pour le déchiffrer?

«- Les rébus les plus difficiles se devinent toujours répondis-je. Vous auriez dû au moins avoir la précaution de changer vos signes. La clef en a été trouvée, il y a dix ans, par V…, qui a fait arrêter vos premiers complices.

«- J’ai donc décidément un sort contre moi! murmura Boulet-Rouge d’une voix sourde.

«J’écrivais à un ancien, reprit-il en se tournant vers moi, – comme s’il eût senti le besoin de se justifier du reproche de maladresse que je lui avais adressé, – j’ai été forcé d’employer mes vieux signes. On a frappé à ma porte au moment où j’achevais ma lettre, et j’ai oublié ce chiffon de papier… Je crois même être certain de l’avoir jeté au feu. Comment donc avez-vous fait pour le trouver?»

«La suite de l’interrogatoire ne fit que confirmer toutes mes conjectures et ne révéla plus rien que vous ne sachiez déjà.

«Il faut que j’ajoute cependant qu’Yvonne mourut dans la journée qui suivit l’arrestation de Boulet-Rouge, et qu’elle fut enterrée secrètement, au pied d’un hêtre, dans un des coins les plus reculés du jardin.»