Выбрать главу

Il est une loi psychologique à laquelle tous les hommes sont soumis, qui nous incline à juger l’univers d’après le monde restreint où nous vivons, et nous porte à contempler nos semblables à travers le prisme de nos propres vertus et de nos propres défauts. Nous avons les regards constamment fixés sur ce miroir secret renfermé dans notre âme, et c’est en considérant notre image qui s’y reflète que nous prenons une idée de l’image des autres.

Eh bien! il était évident pour moi qu’en se voyant si grand, si noble, si beau dans le miroir de son cœur, Maximilien était contraint de se réconcilier avec les hommes et avec Dieu. En s’élevant à ses propres yeux, il avait élevé, du même coup, l’humanité tout entière.

Nous gardâmes quelques instants le silence. Puis Maximilien se mit debout, fit plusieurs pas dans sa chambre, et, revenant se poser devant moi, me dit:

«Voici sans doute, docteur, la dernière fois que j’aurai le plaisir de vous voir. Je serais un ingrat si je ne vous remerciais pas et des bons soins que vous m’avez donnés, et des services que vous m’avez rendus durant le mois qui vient de s’écouler…

– Comment! fis-je surpris, vous quittez Paris?

– Non, répliqua-t-il avec un sourire un peu triste, je m’y enfonce, au contraire, plus profondément…»

Comprenant sans doute que j’attendais l’explication de ces mots énigmatiques, il poursuivit:

«Mon intention formelle est d’éviter de me produire en spectacle aux prochaines assises. Je ne veux pas devenir un héros de Causes célèbres. Dès demain je quitte cette maison, cette chambre, et je désire (il insista en prononçant ces mots), je désire que mes amis ignorent à jamais le lieu de ma retraite.

– Pourtant votre témoignage est nécessaire, indispensable aux juges…

– En aucune façon. Vous savez bien que l’assassin a tout avoué.

– Vous ne pouvez empêcher que votre nom ne soit mêlé à cette affaire, où vous avez joué le premier rôle.

– Qu’en savez-vous?… Supposons un instant que je me sois désigné à M. Donneau, le juge d’instruction, sous un nom qui n’est pas le mien?… Une seule personne au monde connaît la vérité tout entière, c’est vous. Je vous ai fait venir pour vous demander de me donner votre parole d’honneur que jamais, tant que je vivrai, vous ne trahirez mon secret.

– Je vous le promets, dis-je en lui serrant la main. Mais lorsque le procès sera terminé, que le coupable sera puni; lorsque l’oubli commencera à envelopper toute cette affaire, ne permettrez-vous pas à vos amis de se rapprocher de vous? Est-ce donc un éternel adieu que nous devons échanger ce soir?»

J’étais assez ému en prononçant ces paroles. Je crois que Maximilien s’en aperçut et fut touché lui-même de l’intérêt que je lui témoignais.

Il me rendit mon serrement de main et me dit d’un ton trop rude pour qu’il ne fût pas affectueux:

«Si le hasard fait que nous nous rencontrions un jour, je vous reverrai avec plaisir.»

François Beauchard, dit Boulet-Rouge, fut exécuté le 25 mars 1846, à la barrière Saint-Jacques, en présence d’une foule immense.

Quelques mois après ce dernier et lugubre épisode du drame qui fait l’objet de ce récit, – dans la première quinzaine de juillet, – je passais sur le quai situé en face de l’hôtel de la Monnaie, lorsque je crus apercevoir devant l’étalage en plein vent d’un bouquiniste, antiquaire, conchyliologiste, etc., un personnage de haute taille, maigre, élancé, dont l’aspect me frappa vivement. Il était vêtu d’une longue redingote un peu râpée, qui lui descendait jusqu’aux talons, et dont le collet remontait jusqu’à ses yeux. Un chapeau dit bolivar abritait à l’ombre de ses larges bords le haut du visage de l’inconnu. Malgré le soin qu’il prenait pour dissimuler sa figure je n’eus pas de peine à reconnaître en lui mon ancien ami, M. Maximilien Heller.

Je bénis le hasard qui me le faisait rencontrer. Depuis plusieurs semaines, je m’étais mis précisément à sa recherche, et j’avais parcouru plusieurs quartiers de Paris dans l’espoir de le retrouver.

On verra plus tard quelles raisons me poussaient à renouer, dans le plus bref délai, connaissance avec le philosophe.

Il tenait un livre poudreux entre ses longs doigts, et paraissait l’examiner attentivement. Il ne m’aperçut point, et, pour lui faire lever la tête, je fus forcé de frapper sur son épaule.

Ma vue ne parut causer à Maximilien Heller ni surprise ni embarras. Il remit son livre à l’étalage du bouquiniste, et me serrant la main:

«En vérité, docteur, me dit-il, je suis heureux de voir que vous reconnaissez vos anciens amis…

– Et moi, fis-je en souriant, je constate, non sans quelque chagrin, que vous semblez avoir totalement oublié les vôtres. Depuis un instant j’étais là, près de vous, et…

– Pardonnez-moi, reprit-il vivement, j’étais absorbé dans mes recherches.

– Recherches philosophiques, sans doute?

– Non, non, répondit Maximilien, comme s’il eût voulu éloigner de son esprit un fâcheux souvenir, j’ai laissé la philosophie de côté. Je m’occupe maintenant d’histoire…

– Ah!…

– Oui, j’ai entrepris un grand travail sur les monuments historiques de France.

– Cette étude vous oblige sans doute à de fréquents voyages?

– Vous savez combien j’aime peu à sortir de ma retraite. Je n’ai point l’âme d’un voyageur. La seule excursion que j’aie jamais faite avec plaisir est celle dont Xavier de Maistre a tracé un si charmant itinéraire.

– Pourtant il me semble que, si vous vous bornez à exécuter le voyage autour des murs de votre chambre, vous ne devez pas rencontrer souvent en route des points de vue qui puissent vous inspirer dans le travail dont vous vous occupez.

– Je consulte ceux qui ont bien voulu se donner la peine de se déranger pour faciliter mes recherches. J’étudie leurs livres.

– Vous avez tort, mon cher ami, fis-je en prenant mon ton doctoral, vous avez tort de vous ensevelir ainsi dans une sombre retraite. L’air de Paris ne vous vaut rien, je vous l’affirme. Vous devriez aller passer quelques mois à la campagne, au bord de la mer, au nord ou au midi, peu importe… Il n’est pas de plus puissante distraction que les voyages et vous avez besoin de distraction. Je n’ai pas oublié l’excellent effet qu’eut sur votre santé – morale et physique – l’expédition pourtant si pénible que vous fîtes, il y a quelques mois, en Bretagne.»

Il eut un geste de vive dénégation.

«N’essayez pas de me contredire, répliquai-je gaiement, mon coup d’œil ne m’a pas trompé, et je ne puis vous dire combien j’ai été frappé de l’heureux changement que j’ai remarqué en vous… Tenez, puisque j’ai eu la bonne fortune de vous rencontrer, je profite de l’occasion et je vous enlève…