Выбрать главу
* * *

C’est une mère charmante que la terre; nous sortons de son sein: dans l’enfance, elle nous tient à ses mamelles gonflées de lait et de miel; dans la jeunesse et l’âge mur, elle nous prodigue ses eaux fraîches, ses moissons et ses fruits; elle nous offre en tous lieux l’ombre, le bain, la table et le lit; à notre mort, elle nous rouvre ses entrailles, jette sur notre dépouille une couverture d’herbes et de fleurs, tandis qu’elle nous transforme secrètement dans sa propre substance, pour nous reproduire sous quelque forme gracieuse. Voilà ce que je me disais, en m’éveillant lorsque mon premier regard rencontrait le ciel, dôme de ma couche.

Les chasseurs étant partis pour les opérations de la journée, je restais avec les femmes et les enfants. Je ne quittai plus mes deux sylvaines: l’une était fière, et l’autre triste. Je n’entendais pas un mot de ce qu’elles me disaient, elles ne me comprenaient pas; mais j’allais chercher l’eau pour leur coupe, les sarments pour leur feu, les mousses pour leur lit. Elles portaient la jupe courte et les grosses manches tailladées à l’espagnole, le corset et le manteau indiens. Leurs jambes nues étaient losangées de dentelles de bouleau. Elles nattaient leurs cheveux avec des bouquets ou des filaments de joncs; elles se maillaient de chaînes et de colliers de verre. À leurs oreilles pendaient des graines empourprées; elles avaient une jolie perruche qui parlait: oiseau d’Armide; elles l’agrafaient à leur épaule en guise d’émeraude, ou la portaient chaperonnée sur la main comme les grandes dames du Xe siècle portaient l’épervier. Pour s’affermir le sein et les bras, elles se frottaient avec l’apoya ou souchet d’Amérique. Au Bengale, les bayadères mâchent le bétel, et, dans le Levant, les almées sucent le mastic de Chio; les Floridiennes broyaient, sous leurs dents d’un blanc azuré, des larmes de liquidambar et des racines de libanis, qui mêlaient la fragrance de l’angélique, du cédrat et de la vanille. Elles vivaient dans une atmosphère de parfums émanés d’elles, comme des orangers et des fleurs dans les pures effluences de leur feuilles et de leur calice. Je m’amusais à mettre sur leur tête quelque parure: elles se soumettaient, doucement effrayées; magiciennes, elles croyaient que je leur faisais un charme. L’une d’elles, la fière, priait souvent; elle me paraissait demi-chrétienne. L’autre chantait avec une voix de velours, poussant à la fin de chaque phrase un cri qui troublait. Quelquefois elles se parlaient vivement: je croyais démêler des accents de jalousie, mais la triste pleurait, et le silence revenait.

Faible que j’étais, je cherchais des exemples de faiblesse, afin de m’encourager. Camoëns n’avait-il pas aimé dans les Indes une esclave noire de Barbarie, et moi, ne pouvais-je pas en Amérique offrir des hommages à deux jeunes sultanes jonquilles? Camoëns n’avait-il pas adressé des Endechas, ou des stances, à Barbaru escrava? Ne lui avait-il pas dit:

Aquella captiva Que me tem captivo, Porque nella vivo, Já naõ quer que viva. Eu nunqua vi rosa, Em suaves mólhos, Que para meus olhos Fosse mais formosa.
Pretidaõ de amor, Taõ doce a figura, Que a neve lhe jura Que trocára a còr. Léda mansidaõ, Que o siso acompanha: Bem parece estranha, Mas Barbara naõ.

«Cette captive qui me tient captif, parce que je vis en elle, n’épargne pas ma vie. Jamais rose, dans de suaves bouquets, ne fut à mes yeux plus charmante

. . . . . . . . . . . . . . . .

Sa chevelure noire inspire l’amour; sa figure est si douce que la neige a envie de changer de couleur avec elle; sa gaieté est accompagnée de réserve: c’est une étrangère; une barbare, non.

On fit une partie de pêche. Le soleil approchait de son couchant. Sur le premier plan paraissaient des sassafras, des tulipiers, des catalpas et des chênes dont les rameaux étalaient des écheveaux de mousse blanche. Derrière ce premier plan s’élevait le plus charmant des arbres, le papayer, qu’on eût pris pour un style d’argent ciselé, surmonté d’une urne corinthienne. Au troisième plan dominaient les baumiers, les magnolias et les liquidambars.

Le soleil tomba derrière ce rideau: un rayon glissant à travers le dôme d’une futaie scintillait comme une escarboucle enchâssée dans le feuillage sombre; la lumière divergeant entre les troncs et les branches projetait sur les gazons des colonnes croissantes et des arabesques mobiles. En bas, c’étaient des lilas, des azaléas, des lianes annelées, aux gerbes gigantesques; en haut, des nuages, les uns fixes, promontoires ou vieilles tours, les autres flottants, fumées de rose ou cardées de soie. Par des transformations successives, on voyait dans ces nues s’ouvrir des gueules de four, s’amonceler des tas de braise, couler des rivières de lave: tout était éclatant, radieux, doré, opulent, saturé de lumière.

Après l’insurrection de la Morée, en 1770, des familles grecques se réfugièrent à la Floride: elles se purent croire encore dans ce climat de l’Ionie, qui semble s’être amolli avec les passions des hommes: à Smyrne, le soir, la nature dort comme une courtisane fatiguée d’amour.

À notre droite étaient des ruines appartenant aux grandes fortifications trouvées sur l’Ohio, à notre gauche un ancien camp de sauvages; l’île où nous étions, arrêtée dans l’onde et reproduite par un mirage, balançait devant nous sa double perspective. À l’orient, la lune reposait sur des collines lointaines; à l’occident, la voûte du ciel était fondue en une mer de diamants et de saphirs, dans laquelle le soleil, à demi plongé, paraissait se dissoudre. Les animaux de la création veillaient; la terre, en adoration, semblait encenser le ciel, et l’ambre exhalé de son sein retombait sur elle en rosée, comme la prière redescend sur celui qui prie.

Quitté de mes compagnes je me reposai au bord d’un massif d’arbres: son obscurité, glacée de lumière, formait la pénombre où j’étais assis. Des mouches luisantes brillaient parmi les arbrisseaux encrêpés, et s’éclipsaient lorsqu’elles passaient dans les irradiations de la lune. On entendait le bruit du flux et reflux du lac, les sauts du poisson d’or, et le cri rare de la cane plongeuse. Mes yeux étaient fixés sur les eaux; je déclinais peu à peu vers cette somnolence connue des hommes qui courent les chemins du monde: nul souvenir distinct ne me restait; je me sentais vivre et végéter avec la nature dans une espèce de panthéisme. Je m’adossai contre le tronc d’un magnolia et je m’endormis; mon repos flottait sur un fond vague d’espérance.

Quand je sortis de ce Léthé, je me trouvais entre deux femmes; les odalisques étaient revenues; elles n’avaient pas voulu me réveiller; elles s’étaient assises en silence à mes côtés; soit qu’elles feignissent le sommeil, soit qu’elles fussent réellement assoupies, leurs têtes étaient tombées sur mes épaules.

Une brise traversa le bocage et nous inonda d’une pluie de roses de magnolia. Alors la plus jeune des Siminoles se mit à chanter: quiconque n’est pas sûr de sa vie se garde de l’exposer ainsi jamais! on ne peut savoir ce que c’est que la passion infiltrée avec la mélodie dans le sein d’un homme. À cette voix une voix rude et jalouse répondit: un Bois-brûlé appelait les deux cousines; elles tressaillirent, se levèrent: l’aube commençait à poindre.

Aspasie de moins, j’ai retrouvé cette scène aux rivages de la Grèce: monté aux colonnes du Parthénon avec l’aurore, j’ai vu le Cythéron, le mont Hymette, l’Acropolis de Corinthe, les tombeaux, les ruines, baignés dans une rosée de lumière dorée, transparente, volage, que réfléchissaient les mers, que répandaient comme un parfum les zéphyrs de Salamine et de Délos.