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Le renoncement au cheval est un sacrifice plus pénible encore : un fauve n’est qu’un adversaire, mais un cheval était un ami. Si on m’avait laissé le choix de ma condition, j’eusse opté pour celle de Centaure. Entre Borysthènes et moi, les rapports étaient d’une netteté mathématique : il m’obéissait comme à son cerveau, et non comme à son maître. Ai-je jamais obtenu qu’un homme en fît autant ? Une autorité si totale comporte, comme toute autre, ses risques d’erreur pour l’homme qui l’exerce, mais le plaisir de tenter l’impossible en fait de saut d’obstacle était trop grand pour regretter une épaule démise ou une côte rompue. Mon cheval remplaçait les mille notions approchées du titre, de la fonction, du nom, qui compliquent l’amitié humaine, par la seule connaissance de mon juste poids d’homme. Il était de moitié dans mes élans ; il savait exactement, et mieux que moi peut-être, le point où ma volonté divorçait d’avec ma force. Mais je n’inflige plus au successeur de Borysthènes le fardeau d’un malade aux muscles amollis, trop faible pour se hisser de soi-même sur le dos d’une monture. Mon aide de camp Céler l’exerce en ce moment sur la route de Préneste ; toutes mes expériences passées avec la vitesse me permettent de partager le plaisir du cavalier et celui de la bête, d’évaluer les sensations de l’homme lancé à fond de train par un jour de soleil et de vent. Quand Céler saute de cheval, je reprends avec lui contact avec le sol. Il en va de même de la nage : j’y ai renoncé, mais je participe encore au délice du nageur caressé par l’eau. Courir, même sur le plus bref des parcours, me serait aujourd’hui aussi impossible qu’à une lourde statue, un César de pierre, mais je me souviens de mes courses d’enfant sur les collines sèches de l’Espagne, du jeu joué avec soi-même où l’on va jusqu’aux limites de l’essoufflement, sûr que le cœur parfait, les poumons intacts rétabliront l’équilibre ; et j’ai du moindre athlète s’entraînant à la course au long stade une entente que l’intelligence seule ne me donnerait pas. Ainsi, de chaque art pratiqué en son temps, je tire une connaissance qui me dédommage en partie des plaisirs perdus. J’ai cru, et dans mes bons moments je crois encore, qu’il serait possible de partager de la sorte l’existence de tous, et cette sympathie serait l’une des espèces les moins révocables de l’immortalité. Il y eut des moments où cette compréhension s’efforça de dépasser l’humain, alla du nageur à la vague. Mais là, rien d’exact ne me renseignant plus, j’entre dans le domaine des métamorphoses du songe.

Trop manger est un vice romain, mais je fus sobre avec volupté. Hermogène n’a rien eu à modifier à mon régime, si ce n’est peut-être cette impatience qui me faisait dévorer n’importe où, à n’importe quelle heure, le premier mets venu, comme pour en finir d’un seul coup avec les exigences de ma faim. Et il va de soi qu’un homme riche, qui n’a jamais connu que le dénuement volontaire, ou n’en a fait l’expérience qu’à titre provisoire, comme de l’un des incidents plus ou moins excitants de la guerre et du voyage, aurait mauvaise grâce à se vanter de ne pas se gorger. S’empiffrer à certains jours de fête a toujours été l’ambition, la joie, et l’orgueil naturel des pauvres. J’aimais l’arôme de viandes rôties et le bruit de marmites raclées des réjouissances de l’armée, et que les banquets du camp (ou ce qui au camp était un banquet) fussent ce qu’ils devraient toujours être, un joyeux et grossier contrepoids aux privations des jours ouvrables ; je tolérais assez bien l’odeur de friture des places publiques en temps de Saturnales. Mais les festins de Rome m’emplissaient de tant de répugnance et d’ennui que si j’ai quelquefois cru mourir au cours d’une exploration ou d’une expédition militaire, je me suis dit, pour me réconforter, qu’au moins je ne dînerais plus. Ne me fais pas l’injure de me prendre pour un vulgaire renonciateur : une opération qui a lieu deux ou trois fois par jour, et dont le but est d’alimenter la vie, mérite assurément tous nos soins. Manger un fruit, c’est faire entrer en soi un bel objet vivant, étranger, nourri et favorisé comme nous par la terre ; c’est consommer un sacrifice où nous nous préférons aux choses. Je n’ai jamais mordu dans la miche de pain des casernes sans m’émerveiller que cette concoction lourde et grossière sût se changer en sang, en chaleur, peut-être en courage. Ah, pourquoi mon esprit, dans ses meilleurs jours, ne possède-t-il jamais qu’une partie des pouvoirs assimilateurs d’un corps ?

C’est à Rome, durant les longs repas officiels, qu’il m’est arrivé de penser aux origines relativement récentes de notre luxe, à ce peuple de fermiers économes et de soldats frugaux, repus d’ail et d’orge, subitement vautrés par la conquête dans les cuisines de l’Asie, engloutissant ces nourritures compliquées avec une rusticité de paysans pris de fringale. Nos Romains s’étouffent d’ortolans, s’inondent de sauces, et s’empoisonnent d’épices. Un Apicius s’enorgueillit de la succession des services, de cette série de plats aigres ou doux, lourds ou subtils, qui composent la belle ordonnance de ses banquets ; passe encore si chacun de ces mets était servi à part, assimilé à jeun, doctement dégusté par un gourmet aux papilles intactes. Présentés pêle-mêle, au sein d’une profusion banale et journalière, ils forment dans le palais et dans l’estomac de l’homme qui mange une confusion détestable où les odeurs, les saveurs, les substances perdent leur valeur propre et leur ravissante identité. Ce pauvre Lucius s’amusait jadis à me confectionner des plats rares ; ses pâtés de faisans, avec leur savant dosage de jambon et d’épices, témoignaient d’un art aussi exact que celui du musicien et du peintre ; je regrettais pourtant la chair nette du bel oiseau. La Grèce s’y entendait mieux : son vin résiné, son pain clouté de sésame, ses poissons retournés sur le gril au bord de la mer, noircis inégalement par le feu et assaisonnés çà et là du craquement d’un grain de sable, contentaient purement l’appétit sans entourer de trop de complications la plus simple de nos joies. J’ai goûté, dans tel bouge d’Égine ou de Phalère, à des nourritures si fraîches qu’elles demeuraient divinement propres, en dépit des doigts sales du garçon de taverne, si modiques, mais si suffisantes, qu’elles semblaient contenir sous la forme la plus résumée possible quelque essence d’immortalité. La viande cuite au soir des chasses avait elle aussi cette qualité presque sacramentelle, nous ramenait plus loin, aux origines sauvages des races. Le vin nous initie aux mystères volcaniques du sol, aux richesses minérales cachées : une coupe de Samos bue à midi, en plein soleil, ou au contraire absorbée par un soir d’hiver dans un état de fatigue qui permet de sentir immédiatement au creux du diaphragme son écoulement chaud, sa sûre et brûlante dispersion le long de nos artères, est une sensation presque sacrée, parfois trop forte pour une tête humaine ; je ne la retrouve plus si pure sortant des celliers numérotés de Rome, et le pédantisme des grands connaisseurs de crus m’impatiente. Plus pieusement encore, l’eau bue dans la paume ou à même la source fait couler en nous le sel le plus secret de la terre et la pluie du ciel. Mais l’eau elle-même est un délice dont le malade que je suis doit à présent n’user qu’avec sobriété. N’importe : même à l’agonie, et mêlée à l’amertume des dernières potions, je m’efforcerai de goûter sa fraîche insipidité sur mes lèvres.