Выбрать главу

Mais si nous pensons si peu à un phénomène qui absorbe au moins un tiers de toute vie, c’est qu’une certaine modestie est nécessaire pour apprécier ses bontés. Endormis, Caïus Caligula et le juste Aristide se valent ; je dépose mes vains et importants privilèges ; je ne me distingue plus du noir janiteur qui dort en travers de mon seuil. Qu’est notre insomnie, sinon l’obstination maniaque de notre intelligence à manufacturer des pensées, des suites de raisonnements, des syllogismes et des définitions bien à elle, son refus d’abdiquer en faveur de la divine stupidité des yeux clos ou de la sage folie des songes ? L’homme qui ne dort pas, et je n’ai depuis quelques mois que trop d’occasions de le constater sur moi-même, se refuse plus ou moins consciemment à faire confiance au flot des choses. Frère de la Mort… Isocrate se trompait, et sa phrase n’est qu’une amplification de rhéteur. Je commence à connaître la mort ; elle a d’autres secrets, plus étrangers encore à notre présente condition d’hommes. Et pourtant, si enchevêtrés, si profonds sont ces mystères d’absence et de partiel oubli, que nous sentons bien confluer quelque part la source blanche et la source sombre. Je n’ai jamais regardé volontiers dormir ceux que j’aimais ; ils se reposaient de moi, je le sais ; ils m’échappaient aussi. Et chaque homme a honte de son visage entaché de sommeil. Que de fois, levé de très bonne heure pour étudier ou pour lire, j’ai moi-même rétabli ces oreillers fripés, ces couvertures en désordre, évidences presque obscènes de nos rencontres avec le néant, preuves que chaque nuit nous ne sommes déjà plus…

Chapitre 2

Peu à peu, cette lettre commencée pour t’informer des progrès de mon mal est devenue le délassement d’un homme qui n’a plus l’énergie nécessaire pour s’appliquer longuement aux affaires d’État, la méditation écrite d’un malade qui donne audience à ses souvenirs. Je me propose maintenant davantage : j’ai formé le projet de te raconter ma vie. À coup sûr, j’ai composé l’an dernier un compte rendu officiel de mes actes, en tête duquel mon secrétaire Phlégon a mis son nom. J’y ai menti le moins possible. L’intérêt public et la décence m’ont forcé néanmoins à réarranger certains faits. La vérité que j’entends exposer ici n’est pas particulièrement scandaleuse, ou ne l’est qu’au degré où toute vérité fait scandale. Je ne m’attends pas à ce que tes dix-sept ans y comprennent quelque chose. Je tiens pourtant à t’instruire, à te choquer aussi. Tes précepteurs, que j’ai choisis moi-même, t’ont donné cette éducation sévère, surveillée, trop protégée peut-être, dont j’espère somme toute un grand bien pour toi-même et pour l’État. Je t’offre ici comme correctif un récit dépourvu d’idées préconçues et de principes abstraits, tiré de l’expérience d’un seul homme qui est moi-même. J’ignore à quelles conclusions ce récit m’entraînera. Je compte sur cet examen des faits pour me définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour me mieux connaître avant de mourir.

Comme tout le monde, je n’ai à mon service que trois moyens d’évaluer l’existence humaine : l’étude de soi, la plus difficile et la plus dangereuse, mais aussi la plus féconde des méthodes ; l’observation des hommes, qui s’arrangent le plus souvent pour nous cacher leurs secrets ou pour nous faire croire qu’ils en ont ; les livres, avec les erreurs particulières de perspective qui naissent entre leurs lignes. J’ai lu à peu près tout ce que nos historiens, nos poètes, et même nos conteurs ont écrit, bien que ces derniers soient réputés frivoles, et je leur dois peut-être plus d’informations que je n’en ai recueilli dans les situations assez variées de ma propre vie. La lettre écrite m’a enseigné à écouter la voix humaine, tout comme les grandes attitudes immobiles des statues m’ont appris à apprécier les gestes. Par contre, et dans la suite, la vie m’a éclairci les livres.

Mais ceux-ci mentent, et même les plus sincères. Les moins habiles, faute de mots et de phrases où ils la pourraient enfermer, retiennent de la vie une image plate et pauvre ; tels, comme Lucain, l’alourdissent et l’encombrent d’une solennité qu’elle n’a pas. D’autres, au contraire, comme Pétrone, l’allègent, font d’elle une balle bondissante et creuse, facile à recevoir et à lancer dans un univers sans poids. Les poètes nous transportent dans un monde plus vaste ou plus beau, plus ardent ou plus doux que celui qui nous est donné, différent par là même, et en pratique presque inhabitable. Les philosophes font subir à la réalité, pour pouvoir l’étudier pure, à peu près les mêmes transformations que le feu ou le pilon font subir aux corps : rien d’un être ou d’un fait, tels que nous l’avons connu, ne paraît subsister dans ces cristaux ou dans cette cendre. Les historiens nous proposent du passé des systèmes trop complets, des séries de causes et d’effets trop exacts et trop clairs pour avoir jamais été entièrement vrais ; ils réarrangent cette docile matière morte, et je sais que même à Plutarque échappera toujours Alexandre. Les conteurs, les auteurs de fables milésiennes, ne font guère, comme des bouchers, que d’appendre à l’étal de petits morceaux de viande appréciés des mouches. Je m’accommoderais fort mal d’un monde sans livres, mais la réalité n’est pas là, parce qu’elle n’y tient pas tout entière.

L’observation directe des hommes est une méthode moins complète encore, bornée le plus souvent aux constatations assez basses dont se repaît la malveillance humaine. Le rang, la position, tous nos hasards, restreignent le champ de vision du connaisseur d’hommes : mon esclave a pour m’observer des facilités complètement différentes de celles que j’ai pour l’observer lui-même ; elles sont aussi courtes que les miennes. Le vieil Euphorion me présente depuis vingt ans mon flacon d’huile et mon éponge, mais ma connaissance de lui s’arrête à son service, et celle qu’il a de moi à mon bain, et toute tentative pour s’informer davantage fait vite, à l’empereur comme à l’esclave, l’effet d’une indiscrétion. Presque tout ce que nous savons d’autrui est de seconde main. Si par hasard un homme se confesse, il plaide sa cause ; son apologie est toute prête. Si nous l’observons, il n’est pas seul. On m’a reproché d’aimer à lire les rapports de la police de Rome ; j’y découvre sans cesse des sujets de surprise ; amis ou suspects, inconnus ou familiers, ces gens m’étonnent ; leurs folies servent d’excuses aux miennes. Je ne me lasse pas de comparer l’homme habillé à l’homme nu. Mais ces rapports si naïvement circonstanciés s’ajoutent à la pile de mes dossiers sans m’aider le moins du monde à rendre le verdict final. Que ce magistrat d’apparence austère ait commis un crime ne me permet nullement de le mieux connaître. Je suis désormais en présence de deux phénomènes au lieu d’un, l’apparence du magistrat, et son crime.