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Quant à l’observation de moi-même, je m’y oblige, ne fût-ce que pour entrer en composition avec cet individu auprès de qui je serai jusqu’au bout forcé de vivre, mais une familiarité de près de soixante ans comporte encore bien des chances d’erreur. Au plus profond, ma connaissance de moi-même est obscure, intérieure, informulée, secrète comme une complicité. Au plus impersonnel, elle est aussi glacée que les théories que je puis élaborer sur les nombres : j’emploie ce que j’ai d’intelligence à voir de loin et de plus haut ma vie, qui devient alors la vie d’un autre. Mais ces deux procédés de connaissance sont difficiles, et demandent, l’un une descente en soi, l’autre, une sortie hors de soi-même. Par inertie, je tends comme tout le monde à leur substituer des moyens de pure routine, une idée de ma vie partiellement modifiée par l’image que le public s’en forme, des jugements tout faits, c’est-à-dire mal faits, comme un patron tout préparé auquel un tailleur maladroit adapte laborieusement l’étoffe qui est à nous. Équipement de valeur inégale ; outils plus ou moins émoussés ; mais je n’en ai pas d’autres : c’est avec eux que je me façonne tant bien que mal une idée de ma destinée d’homme.

Quand je considère ma vie, je suis épouvanté de la trouver informe. L’existence des héros, celle qu’on nous raconte, est simple ; elle va droit au but comme une flèche. Et la plupart des hommes aiment à résumer leur vie dans une formule, parfois dans une vanterie ou dans une plainte, presque toujours dans une récrimination ; leur mémoire leur fabrique complaisamment une existence explicable et claire. Ma vie a des contours moins fermes. Comme il arrive souvent, c’est ce que je n’ai pas été, peut-être, qui la définit avec le plus de justesse : bon soldat, mais point grand homme de guerre, amateur d’art, mais point cet artiste que Néron crut être à sa mort, capable de crimes, mais point chargé de crimes. Il m’arrive de penser que les grands hommes se caractérisent justement par leur position extrême, où leur héroïsme est de se tenir toute la vie. Ils sont nos pôles, ou nos antipodes. J’ai occupé toutes les positions extrêmes tour à tour, mais je ne m’y suis pas tenu ; la vie m’en a toujours fait glisser. Et cependant, je ne puis pas non plus, comme un laboureur ou un portefaix vertueux, me vanter d’une existence située au centre.

Le paysage de mes jours semble se composer, comme les régions de montagne, de matériaux divers entassés pêle-mêle. J’y rencontre ma nature, déjà composite, formée en parties égales d’instinct et de culture. Çà et là, affleurent les granits de l’inévitable ; partout, les éboulements du hasard. Je m’efforce de reparcourir ma vie pour y trouver un plan, y suivre une veine de plomb ou d’or, ou l’écoulement d’une rivière souterraine, mais ce plan tout factice n’est qu’un trompe-l’œil du souvenir. De temps en temps, dans une rencontre, un présage, une suite définie d’événements, je crois reconnaître une fatalité, mais trop de routes ne mènent nulle part, trop de sommes ne s’additionnent pas. Je perçois bien dans cette diversité, dans ce désordre, la présence d’une personne, mais sa forme semble presque toujours tracée par la pression des circonstances ; ses traits se brouillent comme une image reflétée sur l’eau. Je ne suis pas de ceux qui disent que leurs actions ne leur ressemblent pas. Il faut bien qu’elles le fassent, puisqu’elles sont ma seule mesure, et le seul moyen de me dessiner dans la mémoire des hommes, ou même dans la mienne propre ; puisque c’est peut-être l’impossibilité de continuer à s’exprimer et à se modifier par l’action qui constitue la différence entre l’état de mort et celui de vivant. Mais il y a entre moi et ces actes dont je suis fait un hiatus indéfinissable. Et la preuve, c’est que j’éprouve sans cesse le besoin de les peser, de les expliquer, d’en rendre compte à moi-même. Certains travaux qui durèrent peu sont assurément négligeables, mais des occupations qui s’étendirent sur toute la vie ne signifient pas davantage. Par exemple, il me semble à peine essentiel, au moment ou j’écris ceci, d’avoir été empereur.

Les trois quarts de ma vie échappent d’ailleurs à cette définition par les actes : la masse de mes velléités, de mes désirs, de mes projets même, demeure aussi nébuleuse et aussi fuyante qu’un fantôme. Le reste, la partie palpable, plus ou moins authentifiée par les faits, est à peine plus distincte, et la séquence des événements aussi confuse que celle des songes. J’ai ma chronologie bien à moi, impossible à accorder avec celle qui se base sur la fondation de Rome, ou avec l’ère des Olympiades. Quinze ans aux armées ont duré moins qu’un matin d’Athènes ; il y a des gens que j’ai fréquentés toute ma vie et que je ne reconnaîtrai pas aux Enfers. Les plans de l’espace se chevauchent aussi : l’Égypte et la vallée de Tempé sont toutes proches, et je ne suis pas toujours à Tibur quand j’y suis. Tantôt ma vie m’apparaît banale au point de ne pas valoir d’être, non seulement écrite, mais même un peu longuement contemplée, nullement plus importante, même à mes propres yeux, que celle du premier venu. Tantôt, elle me semble unique, et par là même sans valeur, inutile, parce qu’impossible à réduire à l’expérience du commun des hommes. Rien ne m’explique : mes vices et mes vertus n’y suffisent absolument pas ; mon bonheur le fait davantage, mais par intervalles, sans continuité, et surtout sans acceptable cause. Mais l’esprit humain répugne à s’accepter des mains du hasard, à n’être que le produit passager de chances auxquelles aucun dieu ne préside, surtout pas lui-même. Une partie de chaque vie, et même de chaque vie fort peu digne de regard, se passe à rechercher les raisons d’être, les points de départ, les sources. C’est mon impuissance à les découvrir qui me fit parfois pencher vers les explications magiques, chercher dans les délires de l’occulte ce que le sens commun ne me donnait pas. Quand tous les calculs compliqués s’avèrent faux, quand les philosophes eux mêmes n’ont plus rien à nous dire, il est excusable de se tourner vers le babillage fortuit des oiseaux, ou vers le lointain contrepoids des astres.

VARIUS MULTIPLEX MULTIFORMIS

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Chapitre 3

Marullinus, mon grand-père, croyait aux astres. Ce grand vieillard émacié et jauni par l’âge me concédait le même degré d’affection sans tendresse, sans signes extérieurs, presque sans paroles, qu’il portait aux animaux de sa ferme, à sa terre, à sa collection de pierres tombées du ciel. Il descendait d’une longue série d’ancêtres établis en Espagne depuis l’époque des Scipions. Il était de rang sénatorial, le troisième du nom ; notre famille jusque-là avait été d’ordre équestre. Il avait pris une part, d’ailleurs modeste, aux affaires publiques sous Titus. Ce provincial ignorait le grec, et parlait le latin avec un rauque accent espagnol qu’il me passa et qui fit rire plus tard. Son esprit n’était pourtant pas tout à fait inculte ; on a trouvé chez lui, après sa mort, une malle pleine d’instruments de mathématiques et de livres qu’il n’avait pas touchés depuis vingt ans. Il avait ses connaissances mi-scientifiques, mi-paysannes, ce mélange d’étroits préjugés et de vieille sagesse qui ont caractérisé l’ancien Caton. Mais Caton fut toute sa vie l’homme du Sénat romain et de la guerre de Carthage, l’exact représentant de la dure Rome de la République. La dureté presque impénétrable de Marullinus remontait plus loin, à des époques plus antiques. C’était l’homme de la tribu, l’incarnation d’un monde sacré et presque effrayant dont j’ai parfois retrouvé des vestiges chez nos nécromanciens étrusques. Il marchait toujours nu tête, comme je me suis aussi fait critiquer pour le faire ; ses pieds racornis se passaient de sandales. Ses vêtements des jours ordinaires se distinguaient à peine de ceux des vieux mendiants, des graves métayers accroupis au soleil. On le disait sorcier, et les villageois tâchaient d’éviter son coup d’œil. Mais il avait sur les animaux de singuliers pouvoirs. J’ai vu sa vieille tête s’approcher prudemment, amicalement, d’un nid de vipères, et ses doigts noueux exécuter en face d’un lézard une espèce de danse. Il m’emmenait observer le ciel pendant les nuits d’été, au haut d’une colline aride. Je m’endormais dans un sillon, fatigué d’avoir compté les météores. Il restait assis, la tête levée, tournant imperceptiblement avec les astres. Il avait dû connaître les systèmes de Philolaos et d’Hipparque, et celui d’Aristarque de Samos que j’ai préféré plus tard, mais ces spéculations ne l’intéressaient plus. Les astres étaient pour lui des points enflammés, des objets comme les pierres et les lents insectes dont il tirait également des présages, parties constituantes d’un univers magique qui comprenait aussi les volitions des dieux, l’influence des démons, et le lot réservé aux hommes. Il avait construit le thème de ma nativité. Une nuit, il vint à moi, me secoua pour me réveiller, et m’annonça l’empire du monde avec le même laconisme grondeur qu’il eût mis à prédire une bonne récolte aux gens de la ferme. Puis, saisi de méfiance, il alla chercher un brandon au petit feu de sarments qu’il gardait pour nous réchauffer pendant les heures froides, l’approcha de ma main, et lut dans ma paume épaisse d’enfant de onze ans je ne sais quelle confirmation des lignes inscrites au ciel. Le monde était pour lui d’un seul bloc ; une main confirmait les astres. Sa nouvelle me bouleversa moins qu’on ne pourrait le croire : tout enfant s’attend à tout. Ensuite, je crois qu’il oublia sa propre prophétie, dans cette indifférence aux événements présents et futurs qui est le propre du grand âge. On le trouva un matin dans le bois de châtaigniers aux confins du domaine, déjà froid, et mordu par les oiseaux de proie. Avant de mourir, il avait essayé de m’enseigner son art. Sans succès : ma curiosité naturelle sautait d’emblée aux conclusions sans s’encombrer des détails compliqués et un peu répugnants de sa science. Mais le goût de certaines expériences dangereuses ne m’est que trop resté.