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Mon père, Ælius Afer Hadrianus, était un homme accablé de vertus. Sa vie s’est passée dans des administrations sans gloire ; sa voix n’a jamais compté au Sénat. Contrairement à ce qui arrive d’ordinaire, son gouvernement d’Afrique ne l’avait pas enrichi. Chez nous, dans notre municipe espagnol d’Italica, il s’épuisait à régler les conflits locaux. Il était sans ambitions, sans joie, et comme beaucoup d’hommes qui ainsi d’année en année s’effacent davantage, il en était venu à mettre une application maniaque dans les petites choses auxquelles il se réduisait. J’ai connu moi-même ces honorables tentations de la minutie et du scrupule. L’expérience avait développé chez mon père à l’égard des êtres un extraordinaire scepticisme dans lequel il m’incluait déjà tout enfant. Mes succès, s’il y eût assisté, ne l’eussent pas le moins du monde ébloui ; l’orgueil familial était si fort qu’on n’eût pas convenu que j’y pusse ajouter quelque chose. J’avais douze ans quand cet homme surmené nous quitta. Ma mère s’installa pour la vie dans un austère veuvage ; je ne l’ai pas revue depuis le jour où, appelé par mon tuteur, je partis pour Rome. Je garde de sa figure allongée d’Espagnole, empreinte d’une douceur un peu mélancolique, un souvenir que corrobore le buste de cire du mur des ancêtres. Elle avait des filles de Gadès les pieds petits dans d’étroites sandales, et le doux balancement de hanches des danseuses de cette région se retrouvait chez cette jeune matrone irréprochable.

J’ai souvent réfléchi à l’erreur que nous commettons quand nous supposons qu’un homme, une famille, participent nécessairement aux idées ou aux événements du siècle où ils se trouvent exister. Le contrecoup des intrigues romaines atteignait à peine mes parents dans ce recoin d’Espagne, bien que, à l’époque de la révolte contre Néron, mon grand-père eût offert pour une nuit l’hospitalité à Galba. On vivait sur le souvenir d’un certain Fabius Hadrianus, brûlé vif par les Carthaginois au siège d’Utique, d’un second Fabius, soldat malchanceux qui poursuivit Mithridate sur les routes d’Asie Mineure, obscurs héros d’archives privées de fastes. Des écrivains du temps, mon père ignorait presque tout : Lucain et Sénèque lui étaient étrangers, quoiqu’ils fussent comme nous originaires d’Espagne. Mon grand-oncle Ælius, qui était lettré, se bornait dans ses lectures aux auteurs les plus connus du siècle d’Auguste. Ce dédain des modes contemporaines leur épargnait bien des fautes de goût ; ils lui avaient dû d’éviter toute enflure. L’hellénisme et l’Orient étaient inconnus, ou regardés de loin avec un froncement sévère ; il n’y avait pas, je crois, une seule bonne statue grecque dans toute la péninsule. L’économie allait de pair avec la richesse ; une certaine rusticité avec une solennité presque pompeuse. Ma sœur Pauline était grave, silencieuse, renfrognée, et s’est mariée jeune avec un vieillard. La probité était rigoureuse, mais on était dur envers les esclaves. On n’était curieux de rien ; on s’observait à penser sur tout ce qui convient à un citoyen de Rome. De tant de vertus, si ce sont bien là des vertus, j’aurai été le dissipateur.

La fiction officielle veut qu’un empereur romain naisse à Rome, mais c’est à Italica que je suis né ; c’est à ce pays sec et pourtant fertile que j’ai superposé plus tard tant de régions du monde. La fiction a du bon : elle prouve que les décisions de l’esprit et de la volonté priment les circonstances. Le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été des livres. À un moindre degré, des écoles. Celles d’Espagne s’étaient ressenties des loisirs de la province. L’école de Térentius Scaurus, à Rome, enseignait médiocrement les philosophes et les poètes, mais préparait assez bien aux vicissitudes de l’existence humaine : les magisters exerçaient sur les écoliers une tyrannie que je rougirais d’imposer aux hommes ; chacun, enfermé dans les étroites limites de son savoir, méprisait ses collègues, qui tout aussi étroitement savaient autre chose. Ces pédants s’enrouaient en disputes de mots. Les querelles de préséance, les intrigues, les calomnies, m’ont familiarisé avec ce que je devais rencontrer par la suite dans toutes les sociétés où j’ai vécu, et il s’y ajoutait la brutalité de l’enfance. Et pourtant, j’ai aimé certains de mes maîtres, et ces rapports étrangement intimes et étrangement élusifs qui existent entre le professeur et l’élève, et les Sirènes chantant au fond d’une voix cassée qui pour la première fois vous révèle un chef-d’œuvre ou vous dévoile une idée neuve. Le plus grand séducteur après tout n’est pas Alcibiade, c’est Socrate.