Nous voici donc accrochés au mur comme des moutons sur le champ de foire.
C’est pas tellement honorifique comme position. Le Gros me tend un regard plus abattu qu’une forêt à l’emplacement de laquelle on va aménager un aéroport.
— Tu le répéteras pas à Berthe, murmure-t-il. Ça en filerait un coup à mon prestige.
Je n’ai pas le temps de le rassurer. Paulo Chon vient de quitter son fauteuil à bascule et s’approche de nous, les mains aux poches, le regard aussi acéré qu’une lame de rasoir.
— Eh bien, messieurs, ricane-t-il, votre petite expédition est terminée ?
— On fait escale, ricane le Gros.
Paulo Chon ne répond rien. Il fait quelques pas en direction d’une table basse et y prend quelque chose que je ne distingue pas à première vue, mais qui, à deuxième vue, s’avère être une cravache.
Il la fait siffler à deux ou trois reprises, puis, satisfait, s’en tapote le creux de la main. Sa bouche est déformée par un étrange rictus (comme dirait Jehan). Y a pas besoin d’être champion du monde de trépanation pour s’apercevoir que ce zigoto est un sadique. Il devait arracher les ailes des mouches quand il était petit, écarteler les grenouilles, casser l’échine des chiens et tirer les cheveux aux petites filles.
— Vous êtes des espions à la solde de la France ! déclare-t-il, comme un qui déballerait ses titres de noblesse ou ses grades universitaires.
Un petit je-ne-sais-quoi de pas marrant me titille le baigneur. Je m’attendais à tout, atout, à toux, sauf à cette accusation. Si nous sommes convaincus d’espionnage ça risque de très mal se passer pour nos abattis.
— C’est bien la première fois qu’on me déballe une couennerie pareille, rigole le Gros.
Un coup de cravache d’une sauvagerie inouïe lui zèbre la hure. Il a la figure traversée par une barre violette où perlent des gouttes de sang, le pauvre trésor. Sa lèvre supérieure a éclaté et un filet de raisin dégouline sur ses valeureux mentons.
— Dites donc, rouscaille l’Enflure, c’est un geste qui pourrait vous coûter vot’ situation, mon cher !
Régence dans les cas sérieux, Sa Rondeur.
— Pas possible ! ironise Paulo Chon en administrant un second coup de cravache au Gros.
Puis, brusquement, il se met à glapir dans son français un peu zézayant :
— Vous allez répondre à mes questions, sinon je vous fais éventrer sur-le-champ.
— Ça salirait vos tapis, fais-je froidement. C’est pas que nous n’ayons pas des tripes de première qualité, mais vous savez ce que c’est ?
J’ai droit à mon tour à une caresse de cuir. J’ai beau rejeter ma tête en arrière, je morfle un coup de cravache sur la tempe et je me demande si mon oreille droite n’est pas en train de se désolidariser de ma physionomie avenante.
— Vous allez me révéler l’objet exact de votre mission à Cuho, siffle le cravacheur diplômé. Le chef des services secrets liquide des complexes de jockey. Il a la badine trop facile.
— Nous ne parlerons qu’en présence de nos avocats, tranché-je.
Ce disant je le regarde très hardiment dans les lampions. Il sourit. Je m’attends à un autre coup de ronfionfion sur la calebasse, mais au contraire il glisse la cravache sous son bras et se met les mains au dos.
— Des avocats ! plaisante-t-il. Mais vous vous croyez au Carnaval à Rio, ma parole ! Vous savez chez qui vous êtes, j’espère ? Je suis le chef de la police secrète, alors les procès et autres mascarades sont réservés à mon collègue de la police officielle. Je suis comme vous, monsieur le commissaire San-Antonio, alias Jean Népaller : je travaille dans l’ombre.
— Dans ce pays, vous avez bien du mérite, dis-je.
Mais ma tranquillité ne l’impressionne pas. Il aboie :
— Pepito !
Un monsieur fait une entrée de théâtre. Faut voir le sujet ! À côté de lui, Béru ressemble à une jeune fille anémiée. L’individu répondant à ce doux prénom mesure dans les deux mètres et il est baraqué comme la cathédrale de Chartres, en moins fluet. Mais ce qu’il y a de plus bouleversant chez cette montagne de bidoche, c’est sa tête. Il a le crâne rasé au quadruple zéro et brillant comme une boule de cuivre. Ses lèvres sont épaisses comme des traversins. Une moustache plus épaisse qu’une brosse à habits les surplombe et son nez, de ce fait, fait penser à un porc vautré sur une botte de foin. L’arrivant est très élégamment vêtu d’un pantalon de judoka. Il est torse nu. Les forêts amazoniennes ne sont pas plus inextricables que la toison couvrant sa poitrine. Si on le tondait on aurait de quoi regarnir tous les matelas de l’Hôtel-Dieu.
Chon lui dit quelque chose et l’autre s’incline.
— J’ai déjà vu ce veau dans un film d’épouvante, affirme Béru. Mais je me rappelle plus si que c’était dans Quicécekula ou dans Franck Einstein…
Mais Pepito est déjà de retour. Il tient une petite trousse de cuir à la main. Il l’ouvre et y puise un scalpel. La lame de l’outil scintille comme un poisson qu’on retire de l’onde.
— Je tiens toujours mes promesses, assure Paulo Chon. Si vous ne parlez pas, messieurs, vous allez être vidés comme des lapins.
Un silence aussi lourd que les plaisanteries d’un garde champêtre s’établit. Je me dis que cette fois c’est râpé. Nous avons autant de chances de nous en tirer que le type qui prétendait décercler un tonneau de poudre avec une lampe à souder. Je regarde Béru, Béru me regarde.
C’est lui que le gorille choisit. Peut-être parce que la brioche du Gros est plus tentante que la mienne. Elle l’inspire, ça se sent, comme un coucher de soleil sur les champs d’épandage inspire un peintre scatologique.
Le voilà qui s’approche et qui, d’un geste expérimenté défait le grimpant de l’inspecteur principal Béru.
— Non, mais tu vas voir qu’il va me tutoyer d’ici pas longtemps, rage le Gros.
Il veut lancer sa jambe dans le portrait du tortionnaire. Sa chaussette atteint l’homme à l’épaule. Il n’est incommodé ni par le choc ni par l’odeur. Le pet d’un hanneton sur la peau d’un éléphant produirait le même effet.
Pepito se contente de riposter par un coup de semelle dans les tibias. La douleur anesthésie mon pauvre cher camarade qui devient aussi verdâtre qu’un tapis de billard.
Sa bedaine dénudée frissonne d’appréhension. Paulo Chon se pourlèche. Pepito se penche avec son outil.
Je me sens moite. Nous sommes entre les pattes d’un tigre impitoyable. Nous ne pouvons rien tenter, rien espérer. C’est la débâcle, la faillite, le naufrage, la calamité, la Callas mitée, la cale à miter, lac à l’ami Té, la K-la mie-thé, et Jean Passe.
Le scalpel est maintenant pointé sur l’alambic de Bérurier.
— Qui c’est qui m’aurait prédit qu’on me ferait une césarienne, soupire-t-il.
Pepito regarde son patron.
— Une dernière fois, allez-vous parler ? demande calmement Paulo Chon.
À quoi bon s’obstiner et se laisser étriper ? Pour la gloire ? Après tout nous n’avons pas à révéler un secret l’État et Chon connaît l’essentiel de notre mission.
— O.K., je vais parler, dis-je.
Béru me file un regard teinté de reproche et de reconnaissance.
— C’est pas la peine de chahuter ta conscience, gars, murmure-t-il. Je veux pas dire que je trouve plaisant de me faire déverrouiller l’armoire, mais je suis capable de la boucler, tu sais.
— Te casse pas le chou, pépère.
Pepito, obéissant à regret, comme un molosse lâchant le pantalon du facteur, recule et va s’accroupir à promiscuité.