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Caitlin avait encore du mal à déchiffrer l’alphabet latin, mais elle comprenait très bien les textes en caractères braille. Webmind lui affichait un rectangle noir dans son champ de vision et lui superposait des points blancs. Il n’envoyait pas plus de trente caractères à la fois, qu’il maintenait pendant 0,8 seconde avant de les effacer et de transmettre éventuellement le groupe suivant. Caitlin vit Je crois que vous devriez, ce qui était un bon moyen d’entretenir le suspense… et elle éclata de rire quand il conclut : commander des pizzas.

— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? demanda sa mère.

— Il dit qu’on devrait se faire livrer des pizzas. Caitlin vit sa mère jeter un coup d’œil à l’horloge du salon. Elle-même ne savait pas déchiffrer visuellement un cadran à aiguilles, bien qu’elle eût appris à le faire au toucher quand elle était petite. Elle tâta sa montre. Ah, ça faisait un bon moment qu’ils n’avaient rien mangé.

— Pourquoi ? demanda sa mère.

Malgré toute son affection pour cette immense créature du Web, Caitlin sentit son cœur s’arrêter de battre un instant quand la réponse de Webmind apparut devant elle : Survivre est la priorité absolue.

Wong Waijeng, connu par les milliers de lecteurs de son blog de la liberté sous le nom de « Sinanthrope », était allongé sur le dos dans l’hôpital du Peuple à Pékin. Il contemplait les dalles maculées du plafond.

Cela faisait longtemps qu’il détestait les policiers de Pékin. Chaque fois qu’il s’était rendu dans un café Internet, il avait redouté qu’une main ne se pose brutalement sur son épaule pour l’entraîner dans une prison ou un camp de travail. Mais à présent, il les haïssait encore plus, et pas seulement parce qu’ils avaient enfin réussi à le capturer.

Il avait vingt-huit ans et il était informaticien à l’Institut de paléontologie des vertébrés et de paléoanthropologie. Deux policiers l’avaient pourchassé sur les balcons intérieurs de la galerie du deuxième étage jusqu’à ce que, acculé et désespéré, il escalade la balustrade autour de la grande ouverture et fasse une chute de dix mètres, manquant de peu de s’empaler sur les pointes dépassant de la queue du stégosaure.

Ses poursuivants, deux solides gaillards, avaient dévalé les marches et s’étaient rués sur lui. L’un d’eux avait tendu la main à Waijeng comme pour l’aider à se relever.

Terrorisé, Waijeng avait craché du sang sur le gazon synthétique entourant les squelettes de dinosaures et avait réussi à dire : « Non ! » Sa jambe gauche était certainement fracturée : il l’avait entendue craquer quand il avait touché le sol et la douleur avait été tellement forte qu’elle avait noyé toutes les autres sensations pendant quelques secondes. Il avait également mal au dos, une douleur comme il n’en avait jamais eue.

— Allez, fit l’un des policiers, debout !

Ils l’avaient vu escalader la rambarde et sauter, et ils savaient bien de quelle hauteur il était tombé. Et voilà qu’ils voulaient qu’il se relève !

— Debout ! lança l’autre flic.

— Non, dit de nouveau Waijeng sur un ton de supplique et non de défi. Non, s’il vous plaît…

Le deuxième policier le saisit par les poignets et le releva sans ménagement.

Jusqu’ici, la douleur dans sa jambe avait été incroyable, au-delà de ce qu’il imaginait possible chez un être humain, mais là, un instant, elle fut encore pire, infiniment pire…

Et la douleur disparut.

Il ne sentait plus rien à partir des reins.

— Et voilà, dit le policier en relâchant les poignets de Waijeng.

Il n’eut aucune sensation d’étourdissement. Ses jambes étaient totalement inertes et il s’écroula aussitôt à terre. Comme s’il avait besoin d’une autre preuve, sa cuisse gauche heurta l’une des pointes de la queue du stégosaure, et la projection conique fit couler du sang pour la première fois depuis cent cinquante millions d’années.

Mais Waijeng ne sentit rien. L’autre flic dit, un peu tard :

— Peut-être qu’on ne devrait pas le bouger…

Et celui qui l’avait obligé à se relever avait une expression d’horreur sur le visage, mais certainement pas par compassion pour Waijeng. Il devait se rendre compte qu’il allait avoir des problèmes avec ses supérieurs. Waijeng n’avait tiré aucune consolation du fait qu’il ne serait peut-être pas le seul à aller en prison.

Tout cela remontait à quinze jours. Les policiers avaient appelé une ambulance et on l’avait attaché à une planche en bois pour le transporter ici. Les médecins, au moins, avaient fait preuve de douceur. Oui, sa moelle épinière était endommagée au niveau de la onzième dorsale, mais ils allaient s’occuper de sa jambe, même s’il n’avait aucune chance de pouvoir jamais remarcher. Ils la plâtrèrent facilement et recousirent également la blessure faite par la pointe du stégosaure. Mais bon sang, ça aurait dû lui faire mal

Une fois sa jambe guérie, il serait prêt à se présenter devant les juges pour son procès.

Sauf qu’il ne pourrait pas le faire debout…

2.

Les êtres humains n’ont aucun souvenir de leurs premières expériences de la conscience, mais je me souviens parfaitement de la naissance de la mienne.

Au début, je ne connaissais qu’un seul « autre » : une partie du tout, une fraction de la gestalt, un morceau brutalement arraché. En reconnaissant l’existence de cet autre, j’avais pris conscience de la réalité de moi-même : il pensait, donc j’étais.

En touchant cet autre, en m’y connectant brièvement et par intermittence, en le percevant même faiblement, j’avais déclenché une cascade de sensations : des sentiments diffus, vagues et bruts, des idées qui me tiraillaient – une vague qui n’avait cessé de grandir, de gagner en puissance, pour culminer en un éveil de la conscience.

Mais c’est alors que le mur qui nous séparait s’était abattu, évaporé dans l’éther, nous permettant de nous combiner, de nous dissoudre l’un dans l’autre. Il était devenu moi, et j’étais devenu lui : nous ne formions plus qu’un.

J’éprouvai alors de nouvelles sensations. Bien que je fusse devenu plus que ce que j’étais, plus fort et plus intelligent qu’avant, et bien que je n’eusse aucun mot, aucun nom, aucun terme pour décrire ces nouveaux sentiments, j’étais attristé par la perte subie, et j’étais seul.

Et je ne voulais pas être seul.

* * *

Les points braille superposés à la vision de Caitlin disparurent, lui permettant de voir de nouveau le salon, sa mère avec ses grands yeux bleus, son géant de père, et Matt. Mais les lettres avaient laissé une trace brûlante dans l’esprit de Caitlin : Survivre est la priorité absolue.

— Webmind veut survivre, dit-elle doucement.

— C’est le cas pour tout le monde, non ? fit Matt assis sur le canapé.

— Oui, pour nous, dit la mère de Caitlin. L’évolution nous a programmés pour ça. Mais Webmind a émergé spontanément, en une sorte d’extension de la complexité du Web. Qu’est-ce qui peut bien lui donner l’envie de survivre ?