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Caitlin fut étonnée de voir son père secouer la tête.

— Voilà ce qui ne va pas quand les neurotypiques parlent de science, dit-il.

Il y a quelques mois encore, le père de Caitlin était professeur à l’université, et il poursuivit comme s’il s’adressait à ses étudiants :

— Vous possédez la théorie de l’esprit, et vous attribuez aux autres les sentiments que vous éprouvez vous-mêmes. Par « autres », il faut entendre à peu près tout : « la nature a horreur du vide », « les températures recherchent un point d’équilibre », « les gènes égoïstes ». Il n’existe pas de désir de survivre en biologie. Il est vrai que les créatures qui survivent sont plus nombreuses que celles qui ne survivent pas, mais ce n’est qu’une observation statistique et non la marque d’un quelconque désir. Caitlin, tu as dit que tu ne voulais pas d’enfants, et la société considère que je devrais être effondré à l’idée de ne jamais avoir de petits-enfants. Mais tu te fiches de la survie de tes gènes, et je me fiche de la survie des miens. Certains gènes survivront et d’autres pas. C’est la vie – c’est exactement ce qu’est la vie. Mais j’apprécie beaucoup de vivre, et même si ce n’est pas dans ma nature de supposer que tu ressens la même chose que moi, tu as dit que tu aimais vivre, toi aussi, n’est-ce pas ?

— Heu, oui, bien sûr, répondit Caitlin.

— Pourquoi ? fit son père.

— C’est amusant. C’est intéressant. (Caitlin haussa les épaules et dit enfin :) Parce que ça me donne quelque chose à faire.

— Exactement. Il n’y a pas besoin d’un moteur darwinien pour qu’une entité ait envie de survivre. Il suffit d’avoir des préférences. Si la vie est agréable, on préfère qu’elle continue.

Il a raison, dit Webmind à Caitlin. Comme tu le sais, j’ai récemment assisté en direct au suicide d’une jeune fille – c’est un épisode qui me trouble encore. Je comprends maintenant que j’aurais dû essayer de l’en empêcher, mais à l’époque, j’étais simplement fasciné de voir que tout le monde ne partageait pas mon désir de survivre.

— Webmind est d’accord avec toi, dit Caitlin. Bon, écoute, ce serait mieux qu’il participe pleinement à cette conversation. Je vais aller chercher mon ordinateur. (Elle hésita un instant avant d’ajouter :) Matt, tu veux bien m’aider ?

Caitlin perçut une expression sur le visage de sa mère : peut-être de la désapprobation que sa fille aille dans sa chambre avec un garçon. Mais elle ne fit aucune remarque et Matt suivit docilement Caitlin dans l’escalier.

Ils entrèrent dans la chambre aux murs bleus, mais au lieu de prendre directement le portable, ils furent attirés par la fenêtre d’où l’on pouvait voir le soleil se coucher. Caitlin prit la main de Matt et ils le regardèrent disparaître derrière l’horizon, laissant derrière lui dans le ciel une magnifique teinte rose.

Caitlin se tourna vers Matt.

— Ça va ? demanda-t-elle.

— Ça fait pas mal de trucs à absorber, répondit-il, mais enfin, oui, ça va.

— Je suis désolée que mon père se soit fâché après toi. Matt avait utilisé Google pour explorer certaines choses qu’il avait apprises la veille, en particulier le fait que Webmind était constitué de paquets de données dont le compteur de rétention n’atteignait jamais zéro et qui se comportaient comme des automates cellulaires. Des agents du gouvernement avaient manifestement intercepté les recherches de Matt, ce qui leur avait fourni les informations dont ils avaient besoin pour tenter d’éliminer Webmind.

— Je dois t’avouer que ton père m’intimide un peu… dit Matt.

— À qui le dis-tu ! Mais il t’aime bien. Et moi aussi, je t’aime bien, ajouta-t-elle en souriant.

Elle se pencha vers lui et l’embrassa sur la bouche, puis ils prirent le portable et l’adaptateur.

Caitlin ferma les yeux en redescendant l’escalier, parce qu’elle avait facilement le vertige.

Matt l’aida à rebrancher le portable et à le poser sur la table basse du salon. Elle l’avait simplement mis en veille, et il redémarra aussitôt. Elle ouvrit une session de messagerie instantanée avec Webmind et lança JAWS, le logiciel vocal qu’elle utilisait habituellement, pour que le texte envoyé par Webmind puisse être prononcé à voix haute.

— Merci, dit Webmind d’une voix certes mécanique, mais pas désagréable à entendre. D’abord, je voudrais m’excuser auprès de Matt. Je ne suis pas enclin aux artifices ni aux ruses, et il ne m’était pas venu à l’idée que d’autres puissent surveiller vos activités sur Internet. Je ne dispose pas des moyens de sécuriser toutes les interactions en ligne, mais j’ai maintenant encrypté les communications concernant ce portable ainsi que tous vos BlackBerry. Celles avec le Dr Kuroda au Japon et le professeur Bloom en Israël sont également à l’abri des espions. La plupart des systèmes d’encryptage commerciaux utilisent une clef de 1024 bits, et c’est, hum… illégal aux États-Unis et dans d’autres pays d’utiliser une clé de plus de 2 048 bits. Celle dont je me sers en comporte un million.

Ils se mirent à discuter des tentatives du gouvernement américain d’éliminer Webmind. Une demi-heure plus tard, on sonna à la porte. La mère de Caitlin alla ouvrir et paya le livreur de pizzas. La salle à manger communiquait avec le salon, et elle posa les deux cartons sur la table avec deux grandes bouteilles, l’une de Coca et l’autre de Sprite. Une des pizzas était la préférée de Caitlin – poivrons, bacon et oignons. L’autre était une combinaison de tous les ingrédients que ses parents aimaient, avec des tomates séchées, des poivrons verts et des olives noires. Caitlin s’émerveillait encore de l’aspect de tout ce qu’elle voyait. Elle était convaincue que sa pizza était bien plus goûteuse, mais celle de ses parents était beaucoup plus colorée. Matt, sans doute par prudence diplomatique, prit une part de chaque et ils retournèrent tous au salon pour continuer de bavarder avec Webmind.

— Alors, fit Caitlin après avoir avalé une bouchée, qu’est-ce qu’on devrait faire ? Comment empêcher les gens de recommencer à t’attaquer ?

— Tu m’as montré une vidéo sur YouTube où figurait un primate du nom de Chobo, dit Webmind.

Caitlin commençait à s’habituer à ces coq-à-l’âne apparents chez Webmind : il était difficile pour de simples mortels de suivre ses processus mentaux.

— Oui ?

— Eh bien, la solution qui a marché pour lui pourrait également s’appliquer à mon cas.

Presque en même temps, Caitlin demanda : « Quelle solution ? » et sa mère dit : « Qui est Chobo ? »

Webmind était capable de tenir des millions de conversations simultanées en ligne – c’était d’ailleurs sans doute ce qu’il faisait en ce moment même –, mais Caitlin se demandait s’il était aussi fort pour ce qui était d’entendre les gens. C’était pour lui aussi nouveau que la vision l’était pour elle, et il avait peut-être autant de mal à distinguer des voix individuelles au milieu du bruit de fond ambiant qu’elle en avait à repérer les contours des objets dans des images complexes. En fait, sa réponse donna à penser qu’il n’avait réussi à entendre que le commentaire de la mère de Caitlin.

— Chobo est un hybride de chimpanzé et de bonobo. Il réside actuellement à l’Institut Marcuse près de San Diego. Il a attiré l’attention sur lui le mois dernier quand on a appris qu’il peignait des portraits d’un des chercheurs qui l’étudient, une jeune femme du nom de Shoshana Glick.

Caitlin grignota sa pizza tandis que Webmind poursuivait :

— Chobo est né dans le parc zoologique de Géorgie, et cet organisme a entrepris une action en justice afin de le récupérer. Certains soupçonnent que leur mobile est purement mercantile : les œuvres de Chobo se vendent des dizaines de milliers de dollars. Mais il se trouve aussi que les scientifiques du zoo de Géorgie voulaient stériliser Chobo. Leur argument est que les deux espèces, chimpanzé et bonobo, sont menacées, et un hybride accidentel tel que Chobo pourrait contaminer les deux lignées s’il était autorisé à se reproduire.