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Bien que nous semblions exister dans des univers différents, j’en vins à comprendre qu’il s’agissait d’une illusion. Je fais autant partie qu’elle de la galaxie de la Voie lactée. Les électrons et les photons dont je suis constitué, bien qu’intangibles pour elle et pour moi, sont bien réels. Néanmoins, nous nous manifestons physiquement à deux échelles immensément différentes. Elle m’imaginait comme gigantesque tandis qu’elle me paraissait minuscule. Pour moi, son sens du temps était à l’échelle glaciaire alors que le mien est impétueux.

Et pourtant, malgré ces disparités de l’espace et du temps, il y avait des résonances entre nous : nous étions inextricablement liés, elle était moi et j’étais elle, et ensemble, nous étions bien plus grands que nous n’avions pu l’être séparément.

Tony Moretti se tenait au fond du complexe de surveillance de WATCH, une salle qui lui rappelait le centre de contrôle des missions de la NASA. Le sol était incliné vers le mur de devant, sur lequel trois écrans géants étaient installés. L’écran central contenait encore l’un des millions de spams que Webmind avait renvoyés sur la plateforme de routage d’AT&T en une sorte d’attaque de déni de service. Êtes-vous triste d’avoir un petit pennisse ? Si c’est le cas, nous avons la solution !

— Effacez-moi cet écran, dit sèchement Tony.

Shelton Halleck, au milieu de la troisième rangée de postes de travail, appuya sur une touche. Le texte provocateur fut remplacé par le logo de WATCH : un œil dont l’iris était un globe terrestre. Tony secoua la tête. Il n’avait pas voulu l’exécuter, et…

Il s’arrêta un instant là-dessus. Il voulait dire qu’il n’avait pas voulu exécuter le plan, mais…

Il y avait quelque chose de bien plus important derrière ça… Il n’avait pas non plus voulu l’exécuter lui, Webmind. Quand l’ordre était venu de la Maison-Blanche de le neutraliser, il avait dit : « Monsieur le Président, avec tout le respect que je vous dois, vous avez très certainement remarqué tout le bien qu’il semble avoir fait jusqu’ici ? »

Ce président avait essayé lui aussi de faire le bien, et pourtant un nombre incalculable de gens avaient tenté de le mettre hors d’état d’agir – et un type au moins avait presque réussi à l’assassiner. Tony se demandait si le commandant en chef avait perçu l’ironie de la chose en donnant cet ordre d’éliminer Webmind…

Il se tourna vers Peyton Hume, l’expert du Pentagone en matière d’intelligence artificielle qui jouait le rôle de conseiller auprès de WATCH. Hume portait son uniforme de colonel de l’Air Force, avec toutefois son nœud de cravate défait. Même à quarante-neuf ans, il n’y avait pas une trace de gris dans ses cheveux roux, et son visage était criblé de taches de rousseur.

— Alors, colonel ? dit Tony. Que faisons-nous, maintenant ?

Hume avait contribué à la rédaction du protocole Pandore préparé pour la DARPA en 2001 et adopté comme stratégie opérationnelle par les chefs de l’état-major interarmées en 2003. Pandore insistait sur la destruction immédiate de toute IA qu’on ne pourrait pas isoler de façon sûre. Le risque, disait le document, était clair : les pouvoirs d’une IA pouvaient augmenter rapidement et dépasser très vite le niveau de l’intelligence humaine. Même si l’IA n’était pas hostile au départ, elle pouvait le devenir plus tard – mais alors, on ne pourrait plus rien faire pour l’arrêter. Hume avait convaincu toute la hiérarchie – jusqu’au Président lui-même – que la prudence commandait d’éliminer Webmind maintenant, tant que c’était encore possible.

Hume secoua la tête.

— Je ne sais pas. Je ne pensais pas qu’il serait capable de repérer notre test.

Tony ne chercha pas à dissimuler son amertume.

— Vous auriez dû être le dernier à le sous-estimer. Vous n’avez cessé de nous dire que ses pouvoirs grandissaient à un rythme exponentiel.

— Mais nous étions sur la bonne piste, insista Hume. Notre approche marchait. Mais bon, espérons qu’il n’y aura pas d’autres actions de représailles. Pour l’instant, il s’est contenté de submerger cette seule plate-forme de routage. Mais Dieu sait de quoi d’autre il est capable. Il faut impérativement que nous l’éliminions avant qu’il ne soit trop tard.

— Ma foi, vous avez intérêt à trouver comment, et vite, dit Tony. Parce que c’est vous qui avez convaincu le Président que c’était ce qu’il fallait faire… et que je vais devoir l’informer maintenant que nous avons échoué.

* * *

Les paroles de la mère de Caitlin flottaient encore dans l’air. « Non, avait-elle dit à Webmind. Pour l’amour du ciel, ne fais surtout pas ça. »

— Et pourquoi pas ? demanda Caitlin.

— Parce qu’il ne reste plus que quatre semaines avant l’élection.

Ils habitaient maintenant au Canada, mais les Decter étant américains, il n’y avait qu’une élection qui comptait à leurs yeux.

— Et alors ? fit Caitlin.

— Eh bien, c’est déjà une lutte très serrée, dit sa mère. Si nous révélons que l’administration actuelle a tenté de tuer Webmind, et si l’opinion publique considère qu’elle n’aurait pas dû, les électeurs pourraient décider de punir le Président au moment de glisser leur bulletin dans l’urne.

Caitlin n’était pas encore en âge de voter, et elle n’avait pas prêté grande attention aux débats. Mais le Président actuel était un démocrate, et ses parents étaient démocrates eux aussi – ce qui n’avait pas été très facile à vivre quand ils habitaient au Texas… Son père était originaire de Pennsylvanie et sa mère du Connecticut, deux États « bleus », et Caitlin savait que les professeurs d’université étaient généralement plutôt de gauche.

— Ta mère a raison, intervint son père. Cela pourrait faire pencher la balance.

— Ma foi, c’est peut-être ce qu’il faut, dit Caitlin en reposant son assiette. Le monde a le droit de savoir ce qui se passe. Mon Big Brother – Webmind – est parfaitement honnête et transparent sur ce qu’il fait. Pourquoi le Big Brother de Washington aurait-il le droit de l’éliminer en secret ?

— Sur le principe, je suis d’accord avec toi, dit sa mère, mais… cette femme ! Si jamais elle devenait présidente…

Caitlin avait rarement entendu sa mère bafouiller. Après avoir secoué la tête, elle reprit :

— Qui aurait imaginé que l’élection d’une femme à la présidence pourrait faire reculer la cause féministe de cinquante ans ? Si jamais elle l’emporte, c’en sera fini de Roe versus Wade.

Caitlin savait ce que signifiait cette référence, une cause célèbre – mais elle ignorait que sa mère soutenait à ce point le droit à l’avortement.

— Et de plus, dit son père, au cours des quatre dernières années, nous avons à peine réussi à inverser la tendance à l’érosion de la séparation entre l’Église et l’État. Si elle est élue, cette muraille va s’écrouler.

— Je me fiche bien de tout ça, déclara Caitlin en croisant les bras d’un air buté. Si un changement de président est préférable pour Webmind, ça me convient parfaitement.

— Au fil des années, dit sa mère, il m’est arrivé de rencontrer des électeurs qui se décident en fonction d’un seul critère. En fait, on m’a même accusée de raisonner comme ça. Mais, ma chérie, je ne suis pas sûre que tu trouveras beaucoup de gens pour considérer que l’élection tourne uniquement autour de Webmind.

Caitlin secoua la tête. Sa mère ne comprenait toujours pas. Pour elle, tout tournait autour de Webmind.