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— Ça va…

— Bon, alors fais demi-tour…

Je m’assieds sous le volant et j’exécute une manœuvre impeccable.

— Écoute-moi bien, enchaîne Paul. Tu vas retourner à la route et prendre à gauche en direction du Havre. Repère bien le coin, car t’auras à y revenir dès que tu nous auras déposés au Havre, vu ?

— Le coin, dis-je, c’est-à-dire l’endroit où on a largué le Gros ?

— Juste, du reste il t’attendra. Te gourre pas, y a plein de petites routes secondaires dans les parages.

Comme nous parvenons au carrefour, il me dit :

— Tiens, prends comme repère ce poteau de signalisation cassé.

— T’occupe pas, Paul, j’ai le sens de l’orientation.

— Alors fais fissa, nous avec Panta, on a un dur à prendre…

Cette fois, les gars, j’ai le net sentiment que nous entrons dans le vif du sujet. Pas vous ?

CHAPITRE VI

Je connais Le Havre comme ma poche, mais je préfère jouer au gars perdu.

— À droite, me dit Paul. Suis les panneaux marqués « Gare » et tâche de te repérer pour le retour, faut que tu sois là-bas dans une demi-heure.

— C’est plus qu’il n’en faut, puisque j’ai pas mis vingt broquilles pour venir.

Malgré mon assurance, il est inquiet. Pantaroli ne dit rien. Il boutonne sa veste lie-de-vin, lisse le pli de son futal et remet son holster en place.

Je m’arrête devant l’immense bâtiment flambant neuf de la gare.

— Ça boume, laisse-nous là et taille-toi ! m’enjoint le Pourri.

— Pas de consignes spéciales ?

— Aucune ! Tu vas retrouver Nonœil et tu fais ce qu’il te dira.

— O.K.

Je laisse là mes deux pionniers du coup à l’envers et je fais demi-tour.

Le Havre est illuminé comme une fête foraine. Il y du trèpe plein les rues parce qu’on est samedi et que c’est le jour béni des travailleurs. Un peu de viande saoule çà et là, pas mal de matafs et, par exception, pas une goutte de flotte. C’est ce qui m’épate le plus. Moi je n’ai jamais pu venir dans cette ville sans qu’il en tombe comme vache qui se soulage !

Tiens ! v’là que je deviens poli.

En passant devant une brasserie, il me vient une idée. J’arrête mon bahut le long du trottoir et je m’engouffre dans l’établissement.

— Un double rhum, dis-je au garçon. Vous avez l’inter ici ?

— Oui, m’sieur, voyez sous-sol.

Je dégringole une volée d’escadrins — ce qui vaut mieux qu’une volée de bois vert — et j’atterris devant une madame-pipi qui tricote en rêvant qu’elle vient d’épouser l’Agha Khan et que ce dernier vient de lui offrir un yacht (mentalement elle prononce « yatche ») comme cadeau de noces.

Je me plante devant son rêve.

— Siouplaît, madame…

Elle me fustige d’un regard empli d’une tendre mélancolie.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Paris…

Cette requête ne la déroute pas.

— Quel numéro…

Je lui refile celui du boss en faisant des vœux pour que le Vieux soit à l’autre bout. Mais mes appréhensions sont vaines, le patron est toujours à son burlingue, c’est à croire qu’il y couche. Une seule fois il n’a pas répondu à mon appel, et encore, c’était parce que j’avais composé un mauvais numéro…

— C’est vous ? dit-il avant que j’aie eu le temps d’allonger mon blaze.

Je crois qu’il m’identifie à ma seule respiration. Ce type, franchement, c’est une épée dans mon job.

— Oui, patron.

— Vous êtes sûr que ?…

— Je suis bien seul et pas suivi…

— Vous appelez du Havre, paraît-il ?

— Oui.

— J’ai vu que tout s’était bien passé côté mise en scène, dit-il.

Je lui résume brièvement mes agissements des dernières vingt-quatre heures.

Il m’écoute sans piper mot. J’entends le léger bruit que fait son crayon tapotant le cuir de son sous-main.

Pour conclure je dis :

— Voilà, nous avons laissé le dénommé Nonœil en bordure de la voie ferrée et j’ai amené Paul-le-Pourri et Pantaroli à la gare du Havre. Je dois immédiatement retourner auprès du Gros. Vous avez une idée de ce qui se passe ?

— Une seconde ! fait-il.

Je l’entends très vaguement parlementer sur une autre ligne. Je commence à me faire vieux.

Enfin il revient à moi.

— Le paquebot Île-de-France est arrivé au Havre voici une heure, dit-il… À part ça, je ne vois rien de particulier à signaler. Il est probable que le train que vont prendre les deux hommes est celui-là même qui assure la correspondance avec la gare maritime…

— Vous croyez ?

— Oui…

— Alors ?

— Alors rien, continuez, jouez le jeu jusqu’au bout.

Je répète mollement :

— Jusqu’au bout ?

— Oui, fait le Vieux.

— C’est un jeu qui peut mener loin…

Il se racle la gargane.

— Dans notre métier on va toujours plus loin qu’il ne faudrait.

Je n’insiste pas.

— Entendu…

Je raccroche, règle ma communication à la madame-pipi en délire et monte siffler mon double rhum qui commence à s’éventer sur la rade.

Je sors.

La nuit est de plus en plus belle, mais s’il y a des clous d’argent au ciel (si je force un peu sur le lyrisme, prévenez-moi et faites monter de la bière !) il y a par contre un agent devant ma voiture et il la regarde comme une ménagère flamande regarde le gros caca qu’un toutou a déposé au milieu de son parquet ciré.

Je m’avance. Il se tourne vers moi, gourmand. Lui, c’est la bourdille de l’espèce sadique ; le mec qui regarde tous les civils avec des yeux furibards.

— C’t à vous cette bagnole ?

— Pas exactement, m’sieur l’agent, c’est celle d’un de mes amis…

— Enfin, vous en êtes responsable ?

— Oui…

Il se pourlèche.

— Vous voyez pas que vous êtes en infraction ?

— En infraction ?

— C’est interdit de stationner ici, vous êtes sur la voie du tramway…

— Faites excuse…

— Je vais vous dresser procès-verbal…

Je lui boufferais le nez, à ce crétin ! Je suis déjà à la bourre à cause de ce coup de tube qui m’a retardé et le voilà qui me cherche du rififi !

Si au moins j’avais ma carte ; mais pour me lancer dans ce turbin vous pensez bien que je me suis délesté de tous les papiers compromettants !

Je n’ai pas de permis de conduire ! Et, bien pis que ça encore, Paul-le-Pourri a omis dans sa précipitation, de me laisser la carte grise du véhicule… Un gamin de soixante-quinze ans en chialerait ! Les voilà bien les croche-pieds du hasard… Tout allait trop bien.

— Alors, s’impatiente le poulaga, ça vient, oui ?…

Je jette un coup de saveur devant et derrière moi. La rue est vide.

— Ça vient, fais-je en lui téléphonant un crochet au plexus.

Il exhale un soupir qui gonflerait un pneu de camion. Il se penche en avant et se met à dégueuler sur le trottoir.

Vite, je grimpe dans la tire et je fous la sauce.

J’ai eu chaud. Seulement c’est c… cette histoire, parce que, nature, le poulman a certainement dû bigler mon numéro pendant qu’il faisait le pied de grue. Et ce numéro, il va le faire signaler à toutes les patrouilles volantes, ce qui va singulièrement compliquer la situation.

Je bombe à l’allure d’un aérolithe. La banlieue grise du Havre défile… J’abandonne enfin ces p… de rails de tram, cause de mes avaros, et je retrouve le brave goudron des nationales.