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J'en oubliai d'avoir peur de la mort. Il me sembla rester là des heures.

Des bras m'arrachèrent et me remontèrent à l'air. Je respirai un grand coup et regardai qui m'avait sauvée: c'était ma mère qui pleurait. Elle me ramena sur la plage en me serrant très fort contre son ventre.

Elle m'emballa dans une serviette et frotta mon dos et ma poitrine vigoureusement: je vomis beaucoup d'eau. Puis elle me berça en me racontant, à travers ses larmes:

– C'est Hugo qui t'a sauvé la vie. Il jouait avec André et Juliette quand, par hasard, il a vu ta tête au moment où elle disparaissait sous la mer. Il est venu me prévenir en me montrant où tu étais. Sans lui, tu serais morte!

Je regardai le petit Eurasien et dis solennellement:

– Merci, Hugo, tu es gentil.

Silence médusé.

– Elle parle! Elle parle comme une impératrice! jubila mon père qui passa en un instant des frissons rétrospectifs au rire.

– Je parle depuis longtemps, fis-je en haussant les épaules. L'eau avait réussi son plan: j'avais avoué.

Allongée sur le sable auprès de ma sœur, je me demandai si j'étais heureuse de ne pas être morte. Je regardais Hugo comme une équation mathématique: sans lui, pas de moi. Pas de moi: est-ce que ça m'aurait plu? «Je n'aurais pas été là pour savoir si ça me plaît», me dis-je avec logique. Oui, j'étais heureuse de ne pas être morte, pour savoir que ça me plaisait.

A côté de moi, la jolie Juliette. Au-dessus de moi, les nuages magnifiques. Devant moi, l'admirable mer. Derrière moi, la plage infinie. Le monde était beau: vivre en valait la peine.

De retour à Shukugawa, je décidai d'apprendre à nager. Non loin de la maison, dans la montagne, il y avait un petit lac vert que je baptisai Petit Lac Vert. C'était le paradis liquide. Il était tiède et ravissant, perdu dans une foison d'azalées.

Chaque matin, Nishio-san prit l'habitude de m'emmener au Petit Lac Vert. Seule je découvris l'art de nager comme un poisson, toujours la tête sous l'eau, les yeux ouverts sur les mystères engloutis dont la noyade m'avait appris l'existence.

Quand ma tête émergeait, je voyais les montagnes boisées s'élever autour de moi. J'étais le centre géométrique d'un cercle de splendeur qui ne cessait de s'élargir.

Avoir frôlé la mort n'ébranlait pas ma conviction informulée d'être une divinité. Pourquoi les dieux seraient-ils immortels? En quoi l'immortalité rendrait-elle divin? La pivoine est-elle moins sublime du fait qu'elle va se faner?

Je demandai à Nishio-san qui était Jésus. Elle me dit qu'elle ne savait pas très bien.

– Je sais que c'est un dieu, hasarda-t-elle. Il avait de longs cheveux.

– Tu crois en lui?

– Non.

– Tu crois en moi?

– Oui.

– Moi aussi, j'ai de longs cheveux.

– Oui. Et puis toi, je te connais.

Nishio-san était quelqu'un de bien: elle avait de bons arguments.

Mon frère, ma sœur et Hugo allaient à l'école américaine, près du mont Rokko. André avait, parmi ses manuels scolaires, un livre qui s'appelait My friend Jésus. Je ne pouvais pas encore lire mais il y avait des images. Vers la fin, on voyait le héros sur une croix avec beaucoup de gens qui le regardaient. Ce dessin me fascinait. Je demandai à Hugo pourquoi Jésus était accroché à une croix.

– C'est pour le tuer, répondit-il.

– Ça tue les hommes, d'être sur une croix?

– Oui. C'est parce qu'il est cloué sur le bois. Les clous, ça le tue.

Cette explication me parut recevable. L'image n'en était que plus formidable. Donc, Jésus était en train de mourir devant une foule – et personne ne venait le sauver! Ça me rappelait quelque chose.

Moi aussi, je m'étais trouvée dans cette situation: être en train de crever en regardant les gens me regarder. Il eût suffi que quelqu'un vînt retirer les clous du crucifié pour le sauver: il eût suffi que quelqu'un vînt me sortir de l'eau, ou simplement que quelqu'un prévînt mes parents. Dans mon cas comme dans celui de Jésus, les spectateurs avaient préféré ne pas intervenir.

Sans doute les habitants du pays du crucifié avaient-ils les mêmes principes que les Japonais: sauver la vie d'un être revenait à le réduire en esclavage pour cause de reconnaissance exagérée. Mieux valait le laisser mourir que le priver de sa liberté.

Je ne songeais pas à contester cette théorie; je savais seulement qu'il était terrible de se sentir mourir devant un public passif. Et j'éprouvais une connivence profonde avec Jésus, car j'étais sûre de comprendre la révolte qui l'animait à ce moment-là.

Je voulais en savoir plus sur cette histoire. Comme la vérité semblait enfermée dans le feuilletage rectangulaire des livres, je décidai d'apprendre à lire. J'annonçai cette résolution; on me rit au nez.

Puisqu'on ne me prenait pas au sérieux, je m'y mettrais seule. Je ne voyais pas où était le problème. J'avais appris par moi-même à faire des choses autrement remarquables: parler, marcher, nager, régner et jouer à la toupie.

Il me parut rationnel de commencer par un Tintin, parce qu'il y avait des images. J'en choisis un au hasard, je m'assis par terre et je tournai les pages. Il me serait impossible d'expliquer ce qui se passa, mais au moment où la vache ressortit de l'usine par un robinet qui construisait des saucisses, je m'aperçus que je savais lire.

Je me gardai bien de révéler à autrui ce prodige puisqu'on avait trouvé lisible mon désir de lire. Avril était le mois des cerisiers du Japon en fleur. Le quartier fêtait cela le soir, au saké. Nishio-san m'en donna un verre: j'en hurlai de plaisir.

Je passais de longues nuits debout, sur mon oreiller, accrochée aux barreaux de mon lit-cage, à regarder fixement mon père et ma mère, comme si j'avais le projet d'écrire sur eux une étude zoologique. Ils en ressentaient un malaise grandissant. Le sérieux de ma contemplation les intimidait au point de leur faire perdre le sommeil. Les parents comprirent que je ne pouvais plus dormir dans leur chambre.

On déménagea mes pénates dans un genre de grenier. Cela m'enchanta. Il y avait un plafond inconnu à examiner, dont les fissures me parurent d'emblée plus expressives que celles dont j'observais les méandres depuis deux ans et demi. Il y avait aussi un fatras d'objets à interroger des yeux: des caisses, des vieux vêtements, une piscine gonflable dégonflée, des raquettes pourries et autres merveilles.

Je passai de fascinantes insomnies à imaginer le contenu des cartons: il devait être très beau pour qu'on le cache si bien. Je n'aurais pas été capable de descendre du lit-cage pour aller regarder: c'était trop haut.

Fin avril, une magnifique nouveauté bouleversa mon existence: on ouvrit la fenêtre de ma chambre pendant la nuit. Je n'avais pas le souvenir d'avoir dormi fenêtre ouverte. C'était prodigieux: je pouvais guetter les bruissements énigmatiques qui s'échappaient du monde ensommeillé, les interpréter, leur donner un sens. Le lit-cage était installé le long du mur, en dessous de la fenêtre mansardée: quand le vent écartait les rideaux, je voyais le ciel zinzolin. La découverte de cette couleur me coupa le souffle: il était réconfortant d'apprendre que la nuit n'était pas noire.

Mon bruit préféré était l'aboiement lancinant et lointain d'un chien inidentifiable que je baptisai Yorukoé, «la voix du soir». Ses geignements indisposaient le quartier. Ils me charmaient comme un chant mélancolique. J'aurais voulu connaître la raison d'un tel désespoir.

La douceur de l'air nocturne coulait par la fenêtre et se déversait droit dans mon lit. Je la buvais, je m'en saoulais. J'aurais pu adorer l'univers rien que pour cette prodigalité de l'oxygène.

Mon ouïe et mon odorat fonctionnaient à plein régime pendant ces fastueuses insomnies. La tentation de me servir de la vue n'en était que plus forte. Ce hublot, au-dessus de moi, était une provocation.