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– Je suis rentrée seule.

– Où est donc resté ton père?

– Il est à son travail.

– D est allé au consulat?

– Il est dans les égouts. Même qu'il m'avait demandé de te le dire.

– Quoi?

Ma mère sauta dans la voiture en m'ordonnant de la guider jusqu'à l'égout en question.

– Enfin, vous voilà! gémit l'égoutier.

Comme elle ne parvenait pas à le hisser à la surface, elle appela à la rescousse quelques voisins, dont l'un eut la bonne idée de prendre une corde. Il la jeta dans le misa. Mon père fut tracté par quelques fiers-à-bras. Un attroupement s'était constitué pour voir émerger le Belge anadyomène. Cela valait le détour: comme il y a des bonshommes de neige, on eût cru un bonhomme de boue. L'odeur n'était pas mal non plus.

Vu l'étonnement général, je compris que l'auteur de mes jours n'était pas égoutier et que j'avais assisté à un accident. J'en éprouvai une certaine déception, non seulement parce que j'avais trouvé plaisante l'idée d'avoir de la famille dans les eaux usées, mais aussi parce que je retournais à la case départ dans mon élucidation du sens du mot «consul».

La consigne fut de ne plus se promener à pied à travers les rues avant la fin du déluge.

L'idéal, quand il pleut sans cesse, c'est encore d'aller nager. Le remède contre l'eau, c'est beaucoup d'eau.

Je passais désormais ma vie au Petit Lac Vert. Nishio-san m'y accompagnait chaque jour, cramponnée à son parapluie: elle n'avait pas renoncé à défendre le parti du sec. Moi, d'entrée de jeu, j'avais choisi le parti opposé: je quittais la maison en maillot de bain pour être mouillée avant de nager. Ne jamais avoir le temps de sécher, telle était ma devise.

Je plongeais dans le lac et n'en sortais plus. Le moment le plus beau était l'averse: je remontais alors à la surface pour faire la planche et recevoir la sublime douche perpendiculaire. Le monde me tombait sur le corps entier. J'ouvrais la bouche pour avaler sa cascade, je ne refusais pas une goutte de ce qu'il avait à m'offrir. L'univers était largesse et j'avais assez de soif pour le boire jusqu'à la dernière gorgée.

L'eau en dessous de moi, l'eau au-dessus de moi, l'eau en moi – l'eau, c'était moi. Ce n'était pas pour rien que mon prénom, en japonais, comportait la pluie. A son image, je me sentais précieuse et dangereuse, inoffensive et mortelle, silencieuse et tumultueuse, haïssable et joyeuse, douce et corrosive, anodine et rare, pure et saisissante, insidieuse et patiente, musicale et cacophonique – mais au-delà de tout, avant d'être quoi que ce fût d'autre, je me sentais invulnérable.

On pouvait se protéger de moi en restant sous un toit ou un parapluie sans que cela me perturbe. A court ou à long terme, rien ne pouvait m'être imperméable. On pouvait toujours me recracher ou se blinder contre moi, je finirais néanmoins par m'infiltrer. Même dans le désert, on ne pouvait être absolument sûr de ne pas me rencontrer – et on pouvait être absolument sûr d'y penser à moi. On pouvait me maudire en me regardant continuer à tomber au quarantième jour du déluge sans que cela m'affecte davantage.

Du haut de mon expérience antédiluvienne, je savais que pleuvoir était un sommet de jouissance. Certaines personnes avaient remarqué qu'il était bon de m'accepter, de se laisser inonder par moi sans chercher à me résister. Mais le mieux, c'était carrément d'être moi, d'être la pluie: il n'y avait pas plus grande volupté que de se déverser, crachin ou averse, de fouetter les visages et les paysages, de nourrir les sources ou déborder les fleuves, de gâcher les mariages et fêter les enterrements, de s'abattre à profusion, don ou malédiction du ciel.

Mon enfance pluvieuse s'épanouissait au Japon comme un poisson dans l'eau.

Lassée par mes interminables noces avec mon élément, Nishio-san finissait par m'appeler:

– Sors du lac! Tu vas fondre!

Trop tard. J'avais déjà fondu depuis longtemps.

Août. «Mushiatsui», se plaignait Nishio-san. En effet, la chaleur était celle d'une étuve. Liquéfactions et sublimations se succédaient à un rythme insoutenable. Mon corps amphibie se réjouissait. Il était bien le seul.

Mon père trouvait infernal de chanter par cette chaleur. Lors des représentations en pleine nature, il espérait la pluie afin qu'elle interrompît le spectacle. Je l'espérais aussi, non seulement parce que ces heures de m'accablaient d'ennui, mais surtout pour la joie de l'averse. Le grondement du tonnerre, dans la montagne, était le plus beau bruit du monde.

Je jouais à mentir à ma sœur. Tout était bon pourvu que ce fût inventé.

– J'ai un âne, lui déclarai-je. Pourquoi un âne? La seconde d'avant, je ne savais pas ce que j'allais dire.

– Un vrai âne, poursuivis-je au hasard, avec un grand courage face à l'inconnu.

– Qu'est-ce que tu racontes? finit par dire Juliette.

– Oui, j'ai un âne. Il vit dans une prairie. Je le vois quand je vais au Petit Lac Vert.

– Il n'y a pas de prairie.

– C'est une prairie secrète.

– Il est comment, ton âne?

– Gris, avec de longues oreilles. Il s'appelle Kaniku, inventai-je.

– Comment sais-tu qu'il s'appelle comme ça?

– C'est moi qui lui ai donné ce nom.

– Tu n'as pas le droit. Il n'est pas à toi.

– Si, il est à moi.

– Comment sais-tu qu'il est à toi et pas à quelqu'un d'autre?

– Il me l'a dit. Ma sœur s'esclaffa.

– Menteuse! Les ânes, ça ne parle pas. Zut. J'avais oublié ce détail. Je m'obstinai néanmoins:

– C'est un âne magique qui parle.

– Je ne te crois pas.

– Tant pis pour toi, conclus-je avec hauteur.

Je me répétai intérieurement: «La prochaine fois, je dois me rappeler que les animaux, ça ne parle pas.»

Je me lançai à nouveau:

– J'ai un cancrelat.

Pour des raisons qui m'échappèrent, ce mensonge-là ne produisit aucun effet. J'essayai une vérité, pour voir:

– Je sais lire.

– C'est ça.

– C'est vrai.

– Mais oui, mais oui.

Bon. La vérité, ça ne marchait pas non plus.

Sans me désespérer, je poursuivis ma quête de crédibilité:

– J'ai trois ans.

– Pourquoi tu mens tout le temps?

– Je ne mens pas. J'ai trois ans.

– Dans dix jours!

– Oui. J'ai presque trois ans.

– Presque, c'est pas trois ans. Tu vois, tu mens tout le temps.

Il fallait que je me fasse à cette idée: je n'étais pas crédible. Ce n'était pas grave. Au fond, cela m'était égal, qu'on me croie ou non. Je continuerais à inventer, pour mon plaisir.

Je me mis donc à me raconter des histoires. Moi au moins, je croyais à ce que je me disais.

Personne dans la cuisine: une occasion à ne pas manquer. Je sautai sur la table et commençai l'ascension de la face nord du rangement à provisions. Un pied sur la boîte de thé, l'autre sur le paquet de petits-beurre, la main s'agrippant au crochet de la louche, je finirais bien par trouver le trésor de guerre, l'endroit où ma mère cachait le chocolat et les caramels.

Un coffret de fer-blanc: mon cœur se mit à battre la chamade. Le pied gauche dans le sac à riz et le pied droit sur les algues séchées, je fis exploser la serrure à la dynamite de ma convoitise. J'ouvris et découvris, yeux écarquillés, les doublons de cacao, les perles de sucre, les rivières de chewing-gum, les diadèmes de réglisse et les bracelets de marshmallow. Le butin. Je m'apprêtais à y planter mon drapeau et à contempler ma victoire du haut de cet Himalaya de sirop de glucose et d'anti-oxydant E428 quand j'entendis des pas.

Panique. Laissant mes pierres précieuses au sommet de l'armoire, je descendis en rappel et je me cachai sous la table. Les pieds arrivèrent: je reconnus les pantoufles de Nishio-san et les geta de Kashima-san.