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Cette dernière s'assit pendant que la plus jeune chauffait de l'eau pour le thé. Elle lui donnait des ordres comme à une esclave et, non contente de sa domination, elle lui disait des choses terribles:

– Ils te méprisent, c'est clair.

– Ce n'est pas vrai.

– Ça crève les yeux. La femme belge te parle comme à une subalterne.

– Il y a une seule personne qui me parle comme à une subalterne ici: c'est toi.

– Normaclass="underline" tu es une subalterne. Moi, je ne suis pas hypocrite.

– Madame n'est pas hypocrite.

– Cette façon que tu as de l'appeler madame, c'est ridicule.

– Elle m'appelle Nishio-san. L'équivalent, dans sa langue, c'est madame.

– Quand tu as le dos tourné, tu peux être sûre qu'elle t'appelle la bonniche.

– Qu'est-ce que tu en sais? Tu ne parles pas français.

– Les Blancs ont toujours méprisé les Japonais.

– Pas eux.

– Que tu es sotte!

– Monsieur chante le nô!

– «Monsieur»! Tu ne vois pas que l'homme belge fait ça pour se moquer de nous?

– Il se lève chaque matin avant l'aurore pour aller à sa leçon de chant.

– C'est normal qu'un soldat se réveille tôt pour défendre son pays.

– C'est un diplomate, pas un soldat.

– On a bien vu à quoi ils servaient, les diplomates, en 1940.

– On est en 1970, Kashima-san.

– Et alors? Rien n'a changé.

– Si ce sont tes ennemis, pourquoi travailles-tu pour eux?

– Je ne travaille pas. Tu n'as pas remarqué?

– Si, j'ai remarqué. Mais tu acceptes leur argent.

– C'est peu à côté de ce qu'ils nous doivent.

– Ils ne nous doivent rien.

– Ils nous ont pris le plus beau pays du monde. Ils l'ont tué en 1945.

– Nous avons quand même fini par gagner. Notre pays est plus riche que le leur à présent.

– Notre pays n'est plus rien comparé à ce qu'il était avant-guerre. Tu n'as pas connu ce temps-là. Il y avait de quoi être fier d'être japonais à cette époque.

– Tu dis ça parce que tu parles de ta jeunesse. Tu idéalises.

– Il ne suffit pas de parler de sa jeunesse pour que ce soit beau. Toi, si tu parlais de la tienne, ce serait misérable.

– En effet. C'est parce que je suis pauvre. Avant-guerre, je l'aurais été aussi.

– Avant, il y avait de la beauté pour tout le monde. Pour les riches et pour les pauvres.

– Qu'est-ce que tu en sais?

– Aujourd'hui, il n'y a plus de beauté pour personne. Ni pour les riches ni pour les pauvres.

– La beauté n'est pas difficile à trouver.

– Ce sont des restes. Ils sont condamnés à disparaître. C'est la décadence du Japon.

– J'ai déjà entendu ça quelque part.

– Je sais ce que tu penses. Même si tu n'es pas de mon avis, tu ferais bien de t'inquiéter. Tu n'es pas aussi aimée que tu le crois, ici. Tu es bien naïve si tu ne vois pas le mépris qui se cache derrière leur sourire. C'est normal. Les gens de ton milieu ont tellement l'habitude d'être traités comme des chiens qu'ils ne le remarquent même plus. Moi, je suis une aristocrate: je sens si l'on me manque de respect.

– Ils ne te manquent vraiment pas de respect, ici.

– A moi, non. Je leur ai signifié qu'ils n'avaient pas intérêt à me confondre avec toi.

– Le résultat, c'est que je fais partie de la famille et pas toi.

– Tu es trop bête, toi, de croire des choses pareilles.

– Les enfants m'adorent, surtout la petite.

– Evidemment! A cet âge-là, ce sont des chiots! Si tu donnes à manger à un chiot, il t'aime!

– Je les aime, ces chiots.

– Si tu veux faire partie d'une famille de chiens, tant mieux pour toi. Mais ne t'étonne pas si, un jour, ils te traitent comme un chien, toi aussi.

– Que veux-tu dire?

– Je me comprends, dit Kashima-san en posant son bol de thé sur la table, comme pour clore la discussion.

Le lendemain, Nishio-san annonça à mon père qu'elle démissionnait.

– J'ai trop de travail, je suis fatiguée. Il faut que je rentre à la maison m'occuper des jumelles. Mes filles n'ont que dix ans, elles ont encore besoin de moi.

Mes parents, effondrés, ne purent qu'accepter.

J'allai me suspendre au cou de Nishio-san:

– Ne pars pas! Je t'en supplie!

Elle pleura mais ne changea pas de résolution. Je vis Kashima-san qui souriait en coin.

Je courus raconter à mes parents ce que j'avais compris de la scène à laquelle j'avais assisté en cachette. Mon père, furieux contre Kashima-san, alla parler à Nishio-san en privé. Je restai dans les bras de ma mère en sanglotant et en répétant convulsivement:

– Nishio-san doit rester avec moi! Nishio-san doit rester avec moi!

Maman m'expliqua avec douceur que, de toute façon, un jour, je quitterais Nishio-san.

– Ton père ne sera pas éternellement en poste au Japon. Dans un an, ou deux ans, ou trois ans, nous partirons. Et Nishio-san ne partira pas avec nous. A ce moment, il faudra bien que tu la quittes.

L'univers s'effondra sous mes pieds. Je venais d'apprendre tant d'abominations à la fois que je ne pouvais pas même en assimiler une seule. Ma mère n'avait pas l'air de se rendre compte qu'elle m'annonçait l'Apocalypse.

Je mis du temps à pouvoir articuler un son.

– Nous n'allons pas toujours rester ici?

– Non. Ton père sera en poste ailleurs.

– Où?

– On ne le sait pas.

– Quand?

– On ne le sait pas non plus.

– Non. Moi, je ne pars pas. Je ne peux pas partir.

– Tu ne veux plus vivre avec nous?

– Si. Mais vous aussi, vous devez rester.

– Nous n'avons pas le droit.

– Pourquoi?

– Ton père est diplomate. C'est son métier.

– Et alors?

– Il doit obéir à la Belgique.

– Elle est loin, la Belgique. Elle ne pourra pas le punir s'il désobéit. Ma mère rit. Je pleurai de plus belle.

– C'est une blague, ce que tu m'as dit. On ne va pas partir!

– Ce n'est pas une blague. Nous partirons un jour.

– Je ne peux pas partir! Je dois vivre ici! C'est mon pays! C'est ma maison!

– Ce n'est pas ton pays!

– C'est mon pays! Je meurs si je pars!

Je secouais la tête comme une folle. J'étais dans la mer, j'avais perdu pied, l'eau m'avalait, je me débattais, je cherchais un appui, il n'y avait plus de sol nulle part, le monde ne voulait plus de moi.

– Mais non, tu ne mourras pas.

En effet: je mourais déjà. Je venais d'apprendre cette nouvelle horrible que tout humain apprend un jour ou l'autre: ce que tu aimes, tu vas le perdre. «Ce qui t'a été donné te sera repris»: c'est ainsi que je me formulai le désastre qui allait être le leitmotiv de mon enfance, de mon adolescence et des péripéties subséquentes. «Ce qui t'a été donné te sera repris»: ta vie entière sera rythmée par le deuil. Deuil du pays bien-aimé, de la montagne, des fleurs, de la maison, de Nishio-san et de la langue que tu lui parles. Et ce ne sera jamais que le premier deuil d'une série dont tu n'imagines pas la longueur. Deuil au sens fort, car tu ne récupéreras rien, car tu ne retrouveras rien: on essaiera de te berner comme Dieu berne Job en lui «rendant» une autre femme, une autre demeure et d'autres enfants. Hélas, tu ne seras pas assez bête pour être dupe.

– Qu'est-ce que j'ai fait de mal? sanglotai-je.

– Rien. Ce n'est pas à cause de toi. C'est comme ça.

Si au moins j'avais fait quelque chose de mal! Si au moins cette atrocité était une punition! Mais non. C'est comme ça parce que c'est comme ça. Que tu sois odieuse ou non n'y change rien. «Ce qui t'a été donné te sera repris»: c'est la règle.

A presque trois ans, on sait qu'on va mourir un jour. Ça n'a aucune importance: ce sera dans si longtemps que c'est comme si ça n'existait pas. Seulement, apprendre, à cet âge, que dans un, deux, trois ans, on sera chassé du jardin, sans même avoir désobéi aux consignes suprêmes, c'est l'enseignement le plus dur et le plus injuste, l'origine de tourments et d'angoisses infinis. «Ce qui t'a été donné te sera repris»: et si tu savais ce qu'on aura le culot de te reprendre un jour! Je me mis à hurler de désespoir. A ce moment, mon père et Nishio-san réapparurent. Cette dernière courut me prendre dans ses bras.