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– Mais tout le monde, enfin!

Il ne fallait pas contrarier leur bonne foi.

Revenons à mes trois ans. Puisque mon père et ma mère avaient pour moi des ambitions dans la pisciculture, je m'appliquai, par bienveillance filiale, à mimer les signes extérieurs de l'ichtyophilie.

Avec mes crayons de couleur, dans mes carnets à dessins, je me mis à créer des poissons par milliers, avec nageoires grandes, petites, multiples, absentes, écailles vertes, rouges, bleues à pois jaunes, orange à rayures mauves.

– Nous avons eu raison de lui offrir les carpes! disaient les parents ravis en regardant mes œuvres.

Cette histoire eût été comique s'il n'y avait eu mon devoir quotidien de nourrir cette faune aquatique.

J'allais dans la remise chercher quelques galettes de riz soufflé. Puis, debout au bord de l'étang de pierre, j'effritais cet aliment aggloméré et jetais à l'eau des morceaux au calibre du pop-corn.

C'était plutôt rigolo. Le problème, c'étaient ces sales bêtes de carpes qui venaient alors à la surface, gueules ouvertes, pour prendre leur casse-croûte.

La vision de ces trois bouches sans corps qui émergeaient de l'étang pour bouffer me stupéfiait de dégoût.

Mes parents, jamais à court d'une bonne idée, me dirent:

– Ton frère, ta sœur et toi, vous êtes trois, comme les carpes. Tu pourrais appeler l'orange André, la verte Juliette, et l'argentée porterait ton nom.

Je trouvai un prétexte gentil pour éviter ce désastre onomastique.

– Non. Hugo serait triste.

– C'est vrai. Nous pourrions acheter une quatrième carpe?

Vite, inventer quelque chose, n'importe quoi.

– Non. Je leur ai déjà donné des noms.

– Ah. Et comment les as-tu appelées? «Qu'est-ce qui va par trois, déjà?» me demandai-je à la vitesse de l'éclair. Je répondis:

– Jésus, Marie et Joseph.

– Jésus, Marie et Joseph? Tu ne penses pas que ce sont des drôles de noms, pour des poissons?

– Non, affirmai-je.

– Et qui est qui?

– L'orange est Joseph, la verte est Marie, l'argentée est Jésus.

Ma mère finit par rire à l'idée d'une carpe qui s'appelait Joseph. Mon baptême fut accepté.

Chaque jour, à midi, au moment où le soleil était au plus haut dans le ciel, je pris l'habitude de venir nourrir la trinité. Prêtresse piscicole, je bénissais la galette de riz, la rompais et la lançais à la flotte en disant:

– Ceci est mon corps livré pour vous.

Les sales gueules de Jésus, Marie et Joseph rappliquaient à l'instant. En un grand fracas d'eau fouettée à coups de nageoires, ils se jetaient sur leur pitance, ils se battaient pour avaler le plus possible de ces crottes de bouffe.

Etait-ce si bon que ça, pour justifier de telles disputes? Je mordis dans cette espèce de frigolite: ça n'avait aucun goût. Autant manger de la pâte à papier.

Pourtant, il fallait voir comme ces andouilles de poissons s'affrontaient pour cette manne qui, gonflée de liquide, devait être carrément infecte. Ces carpes m'inspiraient un mépris sans bornes.

Je m'efforçais, en dispersant le riz aggloméré, de regarder le moins possible les bouches de ce peuple. Celles des humains qui bouffent sont déjà un spectacle pénible, mais ce n'était rien à côté de celles de Jésus, Marie et Joseph. Une bouche d'égout eût été ragoûtante en comparaison. Le diamètre de leur orifice était presque égal au diamètre de leur corps, ce qui eût évoqué la section d'un tuyau, s'il n'y avait eu leurs lèvres poissonneuses qui me regardaient de leur regard de lèvres, ces lèvres saumâtres qui s'ouvraient et se refermaient avec un bruit obscène, ces bouches en forme de bouées qui bouffaient ma bouffe avant de me bouffer moi!

Je m'accoutumai à faire cette tâche les yeux fermés. C'était une question de survie. Mes mains d'aveugle émiettaient la galette et jetaient devant elles, au hasard. Une salve de «plouf plouf gloup gloup» me signalait que la trinité, semblable à une population affamée, avait suivi à la trace mes expériences de balistique alimentaire. Même ces bruits étaient ignobles, mais il m'eût été impossible de boucher mes oreilles.

Ce fut mon premier dégoût. C'est étrange. Je me souviens, avant l'âge de trois ans, d'avoir contemplé des grenouilles écrasées, d'avoir modelé de la poterie artisanale avec mes déjections, d'avoir détaillé le contenu du mouchoir de ma sœur enrhumée, d'avoir posé mon doigt sur un morceau de foie de veau cru – tout cela sans l'ombre d'une répulsion, animée par une noble curiosité scientifique.

Alors pourquoi la bouche des carpes provoqua-t-elle en moi ce vertige horrifié, cette consternation des sens, ces sueurs froides, cette obsession morbide, ces spasmes du corps et de l'esprit? Mystère.

Il m'arrive de penser que notre unique spécificité individuelle réside en ceci: dis-moi ce qui te dégoûte et je te dirai qui tu es. Nos personnalités sont nulles, nos inclinations plus banales les unes que les autres. Seules nos répulsions parlent vraiment de nous.

Dix ans plus tard, en apprenant le latin, je tombai sur cette phrase: Carpe diem.

Avant que mon cerveau ait pu l'analyser, un vieil instinct en moi avait déjà traduit: «Une carpe par jour.» Adage dégueulasse s'il en fut, qui résumait mon calvaire d'antan.

«Cueille le jour» était évidemment la bonne traduction. Cueille le jour? Tu parles. Comment veux-tu jouir des fruits du quotidien quand, avant midi, tu ne penses qu'au supplice qui t'attend et quand, après midi, tu ressasses ce que tu as vu?

J'essayais de ne plus y penser. Hélas, il n'y a pas d'apprentissage plus difficile. Si nous étions capables de ne plus penser à nos problèmes, nous serions une race heureuse.

Autant dire à Blandine, dans la fosse de son supplice: «Allons, ne pense pas aux lions, voyons!»

Comparaison fondée: j'avais de plus en plus l'impression que c'était ma propre chair qui nourrissait les carpes. Je maigrissais. Après le déjeuner des poissons, on m'appelait à table; je ne pouvais rien avaler.

La nuit, dans mon lit, je peuplais l'obscurité de bouches béantes. Sous mon oreiller, je pleurais d'horreur. L'autosuggestion était si forte que les gros corps écailleux et flexibles me rejoignaient entre les draps, m'étreignaient – et leur gueule lippue et froide me roulait des pelles. J'étais l'impubère amante de fantasmes pisciformes.

Jonas et la baleine? Quel blagueur! Il était bien à l'abri dans le ventre cétacé. Si, au moins, j'avais pu servir de farce à la panse de la carpe, j'aurais été sauvée. Ce n'était pas son estomac qui me dégoûtait, mais sa bouche, le mouvement de valvule de ses mandibules qui me violaient les lèvres pendant des éternités nocturnes. A force de fréquenter des créatures dignes de Jérôme Bosch, mes insomnies naguère féeriques virèrent au martyre.

Angoisse annexe: à trop subir les baisers poissonneux, n'allais-je pas changer d'espèce? N'allais-je pas devenir silure? Mes mains longeaient mon corps, guettant d'hallucinantes métamorphoses.

Avoir trois ans n'apportait décidément rien de bon. Les Nippons avaient raison de situer à cet âge la fin de l'état divin. Quelque chose – déjà! – s'était perdu, plus précieux que tout et qui ne se récupérerait pas: une forme de confiance en la pérennité bienveillante du monde.

J'avais entendu mes parents dire que, bientôt, j'irais à l'école maternelle japonaise: propos qui n'augurait que désastres. Quoi! Quitter le jardin? Me joindre à un troupeau d'enfants? Quelle idée!

Il y avait plus grave. Au sein même du jardin, il y avait une inquiétude. La nature avait atteint une sorte de saturation. Les arbres étaient trop verts, trop feuillus, l'herbe était trop riche, les fleurs explosaient comme si elles avaient trop mangé. Depuis la deuxième moitié du mois d'août, les plantes avaient la moue gavée des lendemains d'orgie. La force vitale que j'avais sentie contenue en toute chose était en train de se transformer en lourdeur.