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Sans le savoir, je voyais se révéler à moi l'une des lois les plus effrayantes de l'univers: ce qui n'avance pas recule. Il y a la croissance et puis il y a la décrépitude; entre les deux, il n'y a rien. L'apogée, ça n'existe pas. C'est une illusion. Ainsi, il n'y avait pas d'été. Il y avait un long printemps, une montée spectaculaire des sèves et des désirs: mais dès que cette poussée était finie, c'était déjà la chute.

Dès le 15 août, la mort l'emporte. Certes, aucune feuille ne donne le moindre signe de roussissement; certes, les arbres sont si chevelus que leur calvitie prochaine est inimaginable. Les verdures sont plus plantureuses que jamais, les parterres prospèrent, cela sent l'âge d'or. Et pourtant, ce n'est pas l'âge d'or, pour cette raison que l'âge d'or est impossible, pour cette raison que la stabilité n'existe pas.

A trois ans, je ne savais rien de cela. J'étais à des années-lumière du roi qui se meurt en s'écriant: «Ce qui doit finir est déjà fini.» J'aurais été incapable de formuler les termes de mon angoisse. Mais je sentais, oui, je sentais qu'une agonie se préparait. La nature en faisait trop: cela cachait quelque chose.

Si j'en avais parlé avec autrui, on m'aurait expliqué le cycle des saisons. A trois ans, on ne se souvient pas de l'année dernière, on n'a pas eu à constater l'éternel retour de l'identique, et une saison nouvelle est un désastre irréversible.

A deux ans, on ne remarque pas ces changements et on s'en fiche. A quatre ans, on les remarque, mais le souvenir de l'année précédente les banalise et les dédramatise. A trois ans, l'anxiété est absolue: on remarque tout et on ne comprend rien. Il n'y a aucune jurisprudence mentale à consulter pour s'apaiser. A trois ans, on n'a pas non plus le réflexe de demander à autrui une explication: on n'est pas forcément conscient que les grands ont plus d'expérience – et on n'a peut-être pas tort.

A trois ans, on est un Martien. Il est passionnant mais terrifiant d'être un Martien qui débarque. On observe des phénomènes inédits, opaques. On ne possède aucune clé. Il faut inventer des lois à partir de ses seules observations. Il faut être aristotélicien vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce qui est particulièrement exténuant quand on n'a jamais entendu parler des Grecs.

Une hirondelle ne fait pas le printemps. A trois ans, on aimerait savoir à partir de quel nombre d'hirondelles on peut croire en quelque chose. Une fleur qui meurt ne fait pas l'automne. Deux cadavres de fleurs non plus, sans doute. Il n'empêche que l'inquiétude s'installe. A partir de combien d'agonies florales faudra-t-il, dans sa tête, tirer le signal d'alarme de la mort en marche?

Champollion d'un chaos grandissant, je me réfugiais dans le tête-à-tête avec ma toupie. Je sentais qu'elle avait des informations cruciales à me livrer. Hélas, je n'entendais pas son langage.

Fin août. Midi. C'est l'heure du supplice. Va nourrir les carpes.

Courage. Tu l'as fait tant de fois, déjà. Tu as survécu. Ce n'est qu'un très mauvais moment à passer.

Je prends les galettes de riz dans la remise. Je vais à l'étang de pierre. Le soleil perpendiculaire fait scintiller l'eau comme de l'aluminium. Cette surface lisse et brillante ne tarde pas à être gâchée par trois bonds successifs: Jésus, Marie et Joseph m'ont vue et sautent, ce qui est leur manière d'appeler les autres à table.

Quand ils ont fini de se prendre pour des poissons volants, ce qui, vu leur grosseur, est parfaitement obscène, ils installent leurs bouches ouvertes au ras de la flotte et attendent.

Je jette des fragments de bouffe. Le bouquet de gueules se lance dessus. Les tuyaux ouverts avalent. Lorsqu'ils ont dégluti, ils réclament de plus belle. Leur gorge est si béante qu'en se penchant un peu on y verrait jusqu'à leur estomac. En continuant à distribuer la pitance, je suis de plus en plus obnubilée par ce que la trinité me montre: normalement, les créatures cachent l'intérieur de leur corps. Que se passerait-il si les gens exhibaient leurs entrailles?

Les carpes ont enfreint ce tabou primordiaclass="underline" elles m'imposent la vision de leur tube digestif à l'air.

Tu trouves ça répugnant? A l'intérieur de ton ventre, c'est la même chose. Si ce spectacle t'obsède tellement, c'est peut-être parce que tu t'y reconnais. Crois-tu que ton espèce soit différente? Les tiens mangent moins salement, mais ils mangent, et dans ta mère, dans ta sœur, c'est comme ça aussi.

Et toi, que crois-tu être d'autre? Tu es un tube sorti d'un tube. Ces derniers temps, tu as eu l'impression glorieuse d'évoluer, de devenir de la matière pensante. Foutaise. La bouche des carpes te rendrait-elle si malade si tu n'y voyais ton miroir ignoble? Souviens-toi que tu es tube et que tube tu redeviendras.

Je fais taire cette voix qui me dit ces horreurs. Depuis deux semaines, j'affronte chaque midi le bassin des poissons et je constate que, loin de m'habituer à cette abomination, j'y suis de plus en plus sensible. Et si ce dégoût, que j'avais pris pour une minauderie débile, un caprice, était un message sacré? En ce cas, il faut que je l'affronte pour le comprendre. Il faut que je laisse parler la voix.

Regarde donc. Regarde de tous tes yeux. La vie, c'est ce que tu vois: de la membrane, de la tripe, un trou sans fond qui exige d'être rempli. La vie est ce tuyau qui avale et qui reste vide.

Mes pieds sont au bord de l'étang. Je les observe avec suspicion, je ne suis plus sûre d'eux. Mes yeux remontent et regardent le jardin. Il n'est plus cet écrin qui me protégeait, cet enclos de perfection. Il contient la mort.

Entre la vie – des bouches de carpes qui déglutissent – et la mort – des végétaux en lente putréfaction -, qu'est-ce que tu choisis? Qu'est-ce qui te donne le moins envie de vomir?

Je ne réfléchis plus. Je tremble. Mes yeux rechutent vers les gueules des animaux. J'ai froid. J'ai un haut-le-cœur. Mes jambes ne me portent plus. Je ne lutte plus. Hypnotisée, je me laisse tomber dans le bassin.

Ma tête heurte le fond de pierre. La douleur du choc disparaît presque aussitôt. Mon corps, devenu indépendant de mes volontés, se retourne, et je me retrouve à l'horizontale, à mi-profondeur, comme si je faisais la planche un mètre sous l'eau. Et là, je ne bouge plus. Le calme se rétablit autour de moi. Mon angoisse a fondu. Je me sens très bien.

C'est drôle. La dernière fois que je me suis noyée, il y avait en moi une révolte, une rage, le besoin puissant de me tirer de là. Cette fois-ci, pas du tout. Il est vrai que je l'ai choisi. Je ne sens même pas que l'air me manque.

Délicieusement sereine, j'observe le ciel à travers la surface de l'étang. La lumière du soleil n'est jamais aussi belle que vue par-dessous l'eau. Je l'avais déjà pensé lors de la première noyade.

Je me sens bien. Je ne me suis jamais sentie aussi bien. Le monde vu d'ici me convient à merveille. Le liquide m'a à ce point digérée que je ne provoque plus aucun remous. Ecœurées par mon intrusion, les carpes se sont tapies dans un coin et ne bougent plus. Le fluide s'est figé en un calme d'eau morte qui me permet de contempler les arbres du jardin comme au travers d'un monocle géant. Je choisis de ne plus regarder que les bambous: rien, dans notre univers, ne mérite autant d'être admiré que les bambous. Le mètre d'épaisseur aquatique qui me sépare d'eux exalte leur beauté.

Je souris de bonheur.

Soudain, quelque chose s'interpose entre les bambous et moi: une frêle silhouette humaine apparaît qui se penche vers moi. Je pense avec ennui que cette personne va vouloir me repêcher. On ne peut même plus se suicider tranquille.

Mais non. Le prisme de l'eau me révèle peu à peu les traits de l'humain qui m'a repérée: c'est Kashima-san. Je cesse aussitôt d'avoir peur. Elle est une vraie Japonaise du passé et, en plus, elle me déteste: deux bonnes raisons pour qu'elle ne me sauve pas.

De fait. Le visage élégant de Kashima-san demeure impassible. Sans bouger, elle me regarde dans les yeux. Voit-elle que je suis contente? Je ne sais pas. Allez savoir ce qui se passe dans la tête d'une Nippone du temps jadis.