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Il ne pleurait jamais. Même au moment de sa naissance, il n'avait émis aucune plainte ni aucun son. Sans doute ne trouvait-il le monde ni bouleversant ni touchant.

Au commencement, la mère avait essayé de lui donner le sein. Aucune lueur ne s'était éveillée dans l'œil du bébé à la vue de la mamelle nourricière: il resta nez à nez avec cette dernière sans en rien faire. Vexée, la mère lui glissa le téton dans la bouche. Ce fut à peine si Dieu le suça. La mère décida alors de ne pas l'allaiter.

Elle avait raison: le biberon correspondait mieux à sa nature de tube, qui se reconnaissait dans ce récipient cylindrique, quand la rotondité mammaire ne lui inspirait aucun lien de parenté.

Ainsi, la mère le biberonnait plusieurs fois par jour, sans savoir qu'elle assurait de la sorte la connexion entre deux tubes. L'alimentation divine relevait de la plomberie.

«Tout coule», «tout est mouvance», «on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve», etc. Le pauvre Heraclite se fût suicidé s'il avait rencontré Dieu, qui était la négation de sa vision fluide de l'univers. Si le tube avait possédé une forme de langage, il eût rétorqué au penseur d'Ephèse: «Tout se fige», «tout est inertie», «on se baigne toujours dans le même marécage», etc.

Heureusement, aucune forme de langage n'est possible sans l'idée du mouvement, qui en est l'un des moteurs initiaux. Et aucune espèce de pensée n'est possible sans langage. Les concepts philosophiques de Dieu n'étaient donc ni pensables ni communicables: ils ne pouvaient par conséquent nuire à personne et cela était bon, car de tels principes eussent sapé le moral de l'humanité pour longtemps.

Les parents du tube étaient de nationalité belge. Par conséquent, Dieu était belge, ce qui expliquait pas mal de désastres depuis l'aube des temps. Il n'y a là rien d'étonnant: Adam et Eve parlaient flamand, comme le prouva scientifiquement un prêtre du plat pays, il y a quelques siècles.

Le tube avait trouvé une solution ingénieuse aux querelles linguistiques nationales: il ne parlait pas, il n'avait jamais rien dit, il n'avait même jamais produit le moindre son.

Ce n'était pas tant son mutisme qui inquiétait ses parents que son immobilité. Il atteignit l'âge d'un an sans avoir esquissé son premier mouvement. Les autres bébés faisaient leurs premiers pas, leurs premiers sourires, leurs premiers quelque chose. Dieu, lui, ne cessait d'effectuer son premier rien du tout.

C'était d'autant plus étrange qu'il grandissait. Sa croissance était d'une normalité absolue. C'était le cerveau qui ne suivait pas. Les parents le considéraient avec perplexité: il y avait dans leur maison un néant qui prenait de plus en plus de place.

Bientôt, le berceau devint trop petit. Il fallut transplanter le tube dans le lit-cage qui avait déjà servi au frère et à la sœur.

– Ce changement va peut-être l'éveiller, espéra la mère.

Ce changement ne changea rien.

Depuis le commencement de l'univers, Dieu dormait dans la chambre de ses parents. Il ne les gênait pas, c'était le moins qu'on pût dire. Une plante verte eût été plus bruyante. Il ne les regardait même pas.

Le temps est une invention du mouvement. Celui qui ne bouge pas ne voit pas le temps passer.

Le tube n'avait aucune conscience de la durée. Il atteignit l'âge de deux ans comme il eût atteint celui de deux jours ou de deux siècles. Il n'avait toujours pas changé de position ni même tenté d'en changer: il demeurait couché sur le dos, les bras le long du corps, comme un gisant minuscule.

La mère le prit alors par les aisselles pour le mettre debout; le père plaça les petites mains sur les barreaux du lit-cage pour qu'il ait l'idée de s'y tenir. Ils lâchèrent l'édifice ainsi obtenu: Dieu retomba en arrière et, nullement affecté, continua sa méditation.

– Il lui faut de la musique, dit la mère. Les enfants aiment la musique.

Mozart, Chopin, les disques des 101 Dalmatiens, les Beatles et le shaku hachi produisirent sur sa sensibilité une identique absence de réaction.

Les parents renoncèrent à faire de lui un musicien. Ils renoncèrent d'ailleurs à en faire un être humain.

Le regard est un choix. Celui qui regarde décide de se fixer sur telle chose et donc forcément d'exclure de son attention le reste de son champ de vision. C'est en quoi le regard, qui est l'essence de la vie, est d'abord un refus.

Vivre signifie refuser. Celui qui accepte tout ne vit pas plus que l'orifice du lavabo. Pour vivre, il faut être capable de ne plus mettre sur le même plan, au-dessus de soi, la maman et le plafond. Il faut refuser l'un des deux pour choisir de s'intéresser soit à la maman soit au plafond Le seul mauvais choix est l'absence de choix.

Dieu n'avait rien refusé parce qu'il n'avait rien choisi. C'est pourquoi il ne vivait pas.

Les bébés, au moment de leur naissance, crient. Ce hurlement de douleur est déjà une révolte, cette révolte déjà un refus. C'est pourquoi la vie commence au jour de la naissance, et non avant, quoi qu'en disent certains.

Le tube n'avait pas émis le moindre décibel lors de l'accouchement.

Les médecins avaient pourtant déterminé qu'il n'était ni sourd, ni muet, ni aveugle. C'était seulement un lavabo auquel manquait le bouchon. S'il avait pu parler, il eût répété sans trêve ce mot unique: «oui».

Les gens vouent un culte à la régularité. Ils aiment à croire que révolution résulte d'un processus normal et naturel; l'espèce humaine serait régie par une sorte de fatalité biologique intérieure qui l'a conduite à cesser de marcher à quatre pattes vers l'âge d'un an ou à faire ses premiers pas après quelques millénaires.

Personne ne veut croire aux accidents. Ces derniers, expression soit d'une fatalité extérieure, ce qui est déjà fâcheux, soit du hasard, ce qui est pire, sont bannis de l'imaginaire humain. Si quelqu'un osait dire: «C'est par accident que, vers l'âge d'un an, j'ai fait mes premiers pas» ou: «C'est par accident qu'un jour, l'homme a joué au bipède», il serait aussitôt considéré comme fou.

La théorie des accidents est inacceptable car elle laisse supposer que les choses auraient pu se passer autrement. Les gens n'admettent pas l'idée qu'un enfant d'un an n'ait pas l'idée de marcher; cela reviendrait à admettre que l'homme aurait pu ne pas avoir l'idée de marcher sur deux pattes. Et qui pourrait croire qu'une espèce aussi brillante aurait pu n'y pas songer?

Le tube, à deux ans, n'avait même pas essayé le quadrupédisme, ni d'ailleurs le mouvement. Il n'avait jamais essayé le son non plus. Les adultes en déduisaient qu'il y avait un blocage dans son évolution. Jamais ils n'auraient pu en déduire que le bébé n'avait pas encore connu d'accident; car qui pourrait croire que, sans accident, l'homme resterait parfaitement inerte?

Il y a les accidents physiques et les accidents mentaux. Les gens nient carrément l'existence de ces derniers: on n'en parle jamais comme moteur de l'évolution.

Or, il n'y a rien d'aussi fondamental dans le devenir humain que les accidents mentaux. L'accident mental est une poussière entrée par hasard dans l'huître du cerveau, malgré la protection des coquilles closes de la boîte crânienne. Soudain, la matière tendre qui vit au cœur du crâne est perturbée, affolée, menacée par cette chose étrangère qui s'y est glissée; l'huître qui végétait en paix déclenche l'alarme et cherche une parade. Elle invente une substance merveilleuse, la nacre, en enrobe l'intruse particule pour se l'incorporer et crée ainsi la perle.

Il peut aussi arriver que l'accident mental soit sécrété par le cerveau lui-même: ce sont les accidents les plus mystérieux et les plus graves. Une circonvolution de matière grise, sans motif, donne naissance à une idée terrible, à une pensée effarante – et en une seconde, c'en est fini pour toujours de la tranquillité de l'esprit. Le virus opère. Impossible de l'enrayer.