Выбрать главу

Une seule chose est sûre: cette femme me laissera la mort sauve.

A mi-chemin entre l'au-delà et le jardin, je parle, sans bruit, dans mon crâne:

«Je savais qu'on finirait par s'entendre, Kashima-san. Tout va bien, maintenant. Quand je me noyais dans la mer et que je voyais les gens qui, sur la plage, me regardaient sans essayer de me sauver, ça me rendait malade. A présent, grâce à toi, je les comprends. Ils étaient aussi calmes que toi. Ils ne voulaient pas perturber l'ordre de l'univers, lequel exigeait ma mort par l'eau. Ils savaient que cela ne servait à rien de me sauver. Celui qui doit être noyé sera noyé. La preuve, c'est que ma mère m'a tirée de l'eau et que je m'y retrouve quand même.»

Est-ce une illusion? Il me semble que Kashima-san sourit.

«Tu as raison de sourire. Quand le destin de quelqu'un s'accomplit, il faut sourire. Je suis heureuse de savoir que je n'irai plus jamais nourrir les carpes et que je ne quitterai jamais le Japon.»

Cette fois, je le vois distinctement: Kashima-san sourit – elle me sourit enfin! – et puis elle s'en va sans se presser. Je suis désormais en tête à tête avec la mort. Je sais avec certitude que Kashima-san ne préviendra personne. J'ai raison.

Crever prend du temps. Cela fait une éternité que je suis entre deux eaux. Je repense à Kashima-san. Il n'y a pas plus fascinant que l'expression d'un être humain qui vous regarde mourir sans tenter de vous sauver. Il lui eût suffi de plonger la main dans le bassin pour ramener à la vie une enfant de trois ans. Mais si elle l'avait fait, elle n'eût pas été Kashima-san.

Ce qui me soulage le plus, dans ce qui m'arrive, c'est que je n'aurai plus peur de la mort.

En 1945, à Okinawa, île du sud du Japon, il s'est passé – quoi? Je ne trouve pas de mot pour qualifier cela.

C'était juste après la capitulation. Les habitants d'Okinawa savaient que la guerre était perdue et que les Américains, déjà débarqués sur leur île, allaient marcher sur leur territoire entier. Ils savaient aussi que la nouvelle consigne était de ne plus se battre.

Là s'arrêtait leur information. Leurs chefs leur avaient dit, naguère, que les Américains les tueraient jusqu'au dernier; les insulaires en étaient restés à cette conviction. Et quand les soldats blancs avaient commencé à avancer, la population avait commencé à reculer. Et ils avaient reculé au fur et à mesure que l'ennemi victorieux gagnait du terrain. Et ils étaient arrivés à l'extrémité de l'île, qui se terminait en une longue falaise abrupte surplombant la mer. Et comme ils étaient persuadés qu'on allait les tuer, l'immense majorité d'entre eux s'étaient jetés dans la mort du haut du promontoire.

La falaise était très élevée et, en dessous d'elle, le rivage était hérissé de récifs tranchants. Aucun de ceux qui s'y sont précipités n'a survécu. Quand les Américains sont arrivés, ils ont été horrifiés de ce qu'ils ont découvert.

En 1989, je suis allée voir cette falaise. Rien, pas même une pancarte, n'indique ce qui s'y est passé. Des milliers de gens s'y sont suicidés en quelques heures sans que le lieu en paraisse affecté. La mer a avalé les corps qui s'étaient éclatés sur les rochers. L'eau reste une mort plus courante au Japon que le seppuku.

Il est impossible d'être à cet endroit sans essayer de se mettre dans la peau de ceux qui s'y sont donné là cette mort collective. Il est probable que, parmi eux, beaucoup se sont suicidés par crainte d'être torturés. Il est vraisemblable aussi que la splendeur de ce lieu a encouragé beaucoup d'entre eux à commettre cet acte qui symbolisait la superbe patriotique.

Il n'en reste pas moins que l'équation première de cette hécatombe est celle-ci: du haut de cette magnifique falaise, des milliers de gens se sont tués parce qu'ils ne voulaient pas être tués, des milliers de gens se sont jetés dans la mort parce qu'ils avaient peur de la mort. Il y a là une logique du paradoxe qui me sidère.

Il ne s'agit pas d'approuver ou de désapprouver un tel geste. Cela leur ferait une belle jambe, d'ailleurs, aux cadavres d'Okinawa. Mais je persiste à penser que la meilleure raison, pour se suicider, c'est la peur de la mort.

A trois ans, je ne sais rien de tout cela. J'attends de crever dans le bassin aux carpes. Je dois approcher du grand moment car je commence à voir défiler ma vie. Est-ce parce que cette dernière fut courte? Je ne parviens pas à voir les détails de mon existence. C'est comme quand on est dans un train si rapide qu'on ne parvient pas à lire le nom des gares supposées sans importance. Cela m'est égal. Je m'enfonce dans une merveilleuse absence d'angoisse.

La troisième personne du singulier reprend peu à peu possession du «je» qui m'a servi pendant six mois. La chose de moins en moins vivante se sent redevenir le tube qu'elle n'a peut-être jamais cessé d'être.

Bientôt, le corps ne sera plus que tuyau. Il se laissera envahir par l'élément adoré qui donne la mort. Enfin désencombrée de ses fonctions inutiles, la canalisation livrera passage à l'eau – à plus rien d'autre.

Soudain, une main saisit le paquet mourant par la peau du cou, le secoue et le rend brutalement, douloureusement, à la première personne du singulier.

L'air entre dans mes poumons qui s'étaient pris pour des branchies. Ça fait mal. Je hurle. Je suis en vie. Les yeux me sont rendus. Je vois que c'est Nishio-san qui m'a tirée de l'eau.

Elle crie, elle appelle à l'aide. Elle est en vie, elle aussi. Elle court dans la maison en me portant dans ses bras. Elle trouve ma mère qui, en me voyant, s'écrie:

– On file à l'hôpital de Kobé!

Nishio-san l'accompagne en courant jusqu'à la voiture. Elle lui baragouine, en un mélange de japonais, de français, d'anglais et de gémissements, dans quel état elle m'a repêchée.

Maman me jette sur le siège arrière et démarre. Elle roule à tombeau ouvert, ce qui est absurde quand on cherche à sauver la vie de quelqu'un. Elle doit penser que je suis inconsciente, car elle m'explique ce qui m'est arrivé:

– Tu nourrissais les poissons, tu as glissé, tu es tombée dans le bassin. En temps normal, tu aurais nagé sans aucun problème. Mais dans ta chute, ton front a cogné contre le fond en pierre et tu as perdu connaissance.

Je l'écoute avec perplexité. Je sais très bien que ce n'est pas ce qui m'est arrivé.

Elle insiste en me demandant:

– Tu comprends?

– Oui.

Je comprends qu'il ne faut pas lui dire la vérité. Je comprends qu'il vaut mieux s'en tenir à cette version officielle. D'ailleurs, je ne vois même pas avec quels mots je pourrais lui raconter ça. Je ne connais pas le terme suicide.

Il y a cependant une chose que je tiens à déclarer:

– Je ne veux plus jamais nourrir les carpes!

– Bien sûr. Je comprends. Tu as peur de tomber dans l'eau à nouveau. Je te promets que tu ne les nourriras plus.

C'est toujours ça de gagné. Mon geste n'aura pas été vain.

– Je te prendrai dans mes bras et nous irons ensemble leur donner à manger.

Je ferme les yeux. Tout est à recommencer.

A l'hôpital, ma mère m'amène aux urgences. Elle me dit:

– Tu as un trou dans la tête.

Ça, c'est une nouvelle. Je suis ravie et veux en savoir plus:

– Où ça?

– Au front, là où tu t'es cognée.

– Un grand trou?

– Oui; tu perds beaucoup de sang.

Elle met ses doigts sur ma tempe et me les montre couverts de sang. Fascinée, je trempe mon index dans la plaie béante, sans savoir que je souligne ma propre folie.

– Je sens une fente.

– Oui. Ta peau est ouverte.

Je regarde mon sang avec délectation.

– Je veux me regarder dans un miroir! Je veux voir le trou dans ma tête!

– Calme-toi.

Les infirmières s'occupent de moi et rassurent ma mère. Je n'écoute pas ce qu'elles se racontent. Je pense au trou dans mon front. Puisque je n'ai pas le droit de le voir, je l'imagine. J'imagine mon crâne troué sur le côté. Je frissonne d'extase.