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— Elle est partie ? murmuré-je.

Il acquiesce.

— Oui, tout de suite après votre visite, elle est allée se préparer une valise et a sorti sa voiture. Mes gens lui ont demandé où elle allait, elle leur a dit qu’elle partait pour toujours. Vous entendez ça ? Pour toujours…

— Donnez-moi le numéro minéralogique de son automobile ! fais-je froidement.

Salaud de San-A. !

Et moi qui ne l’ai pas crue. Qui l’ai prise pour une névropathe, parce que, folle de désespoir, elle s’est jetée à mon cou, plus par mortification que par besoin de tendresse ! Nature farouche, soûlée de calomnies… Pauvre amour ! Je veux la retrouver. La prendre dans mes bras « pour de bon ». Qu’on recommence autrement, tu comprends ?

— Vous le demanderez à mes gens, ce numéro. Si vous croyez que j’ai en tête les plaques de mes voitures… Partie ! La malheureuse… Pourvu qu’elle ne fasse pas une bêtise ! Ce serait assez dans son caractère entier. Voulez-vous parier, commissaire, qu’elle est allée se jeter dans quelque fleuve ? L’eau la fascinait. Elle me disait parfois : « Si un jour je devais en finir avec la vie… » Je vous jure qu’elle n’aura pas pu supporter le misérabilisme de ces gens ! Leur peau m’appartient, je vous le dis ! Moi, X… j’ose crier vengeance ! Et pourtant, je suis la bonté même. Elle est morte ! Je le sens ! Vous imaginez mon calvaire ! Victime d’un bas complot ! Et moi, pauvre veuf, derrière ce corbillard tout simple, sans fleurs ni couronne. Si : un humble bouquet de fleurs des champs. À ma femme adorée. Gros plan de la télé. Moi, voûté. Pâle. Mais le menton volontaire. Contre l’adversité implacable, je fais front ! Je continuerai la lutte. Ma mission, tout, jusqu’à la limite, que dis-je : jusqu’à l’extrême limite de mes forces ! Seul. Pour sa mémoire ! Cet enterrement, et je gagne cinq points au sondage suivant de l’I.F.O.P. Mon pauvre cher ami, vous ne savez pas à quel point c’est payant, un enterrement bien foutu, à la télévision. De Gaulle se serait présenté le lendemain de ses funérailles, il était réélu à 80 pour cent des suffrages.

Je le laisse à ses rêves.

Ceux d’un politicien ont des motivations que la raison ignore.

* * *

Tu ne sais pas ? On a découvert un truc : Antoine raffole du saumon fumé. Ce bougre de bougre s’en cogne deux tranches dans la foulée. Il prend un tout grand pied à morfiller ça, l’horrible. Il préfère le saumon d’Écosse au suédois. Il lui trouve plus de goût. On démarre bien, avec césigue. D’ici qu’il se colle au caviar y’a pas loin. Bientôt je ne travaillerai plus que pour assurer sa bectance-grand-standinge, à notre petit prince.

M’man, elle en est fièrote des goûts dispendieux de Toinet. La manière qu’elle lui confectionne de menus toasts, avec dévotion, m’irrite un peu, dans mes tréfonds.

— … ’core ! clame Antoine, la bouche pleine.

Un pur goret, ce mec ! Béru enfant !

Le téléphone m’arrache à ma morosité. Je vais répondre. C’est Pinuche.

— Du nouveau, mon cher : on vient de repêcher la voiture de Mme X…

— On l’a repêchée où ?

— Dans l’Yonne, dans la rivière Yonne, affluent de la Seine.

Une lancée affreuse me traverse les tripes.

— Et… elle ?

— Les pompiers draguent pour retrouver son corps. Sa valise était restée dans le véhicule…

Il attend je ne sais quoi de moi, sans doute des directives ? Mais j’ai la tête vide. Le cœur plein de brouillard. Un goût de calamité aux lèvres. La vie idiote, sans queue ni tête…

— Bon, je te remercie, César.

Je raccroche. Antoine a les lèvres grasses de poisson gras. Il trouve marrant de me cracher des particules de saumon sur le veston. Félicie ne serait pas là, sûr que je lui balancerais une torgnole.

Elle me visionne d’un œil anxieux, ma vieille. Elle sait quand je carbure mal du bulbe. Elle n’ignore pas que, dans ces cas-là, il vaut mieux ne me pas parler… Attendre que je réagisse seul.

Au bout d’un moment, la v’là qui monte zoner le mouflet.

Je me virgule le darmiche dans notre fauteuil Voltaire. J’écoute leur gentil remue-ménage, là-haut. La v’là qui lui démarre la Chèvre de Monsieur Seguin, version expurgée et aménagée par Félicie. Avec elle, le loup ne bouffe plus la chevrette, vu que le père Seguin, futé comme pas quatre, s’annonce avec son chasse-pot au bon moment. Il carbonise le loup, embrasse sa chèvre et consent à la laisser vivre sa vie dans les Alpilles, du moment qu’il n’y a plus de danger pour elle. Elle se lie d’amitié avec un lapin rose et mène une existence de vacances éternelles. Le père Daudet l’a dans le pétrus, very profond, et Antoine biche comme un pape (qui aurait des mules brodées).

J’allume la téloche.

C’est les informes !

La première chose débectante que je renouche, c’est Monsieur X…, sur une rive bordée d’ajoncs, dans la lumière de projecteurs. Il a le col de sa veste relevé, comme les gars qu’on va fusiller au cinéma, et il s’est composé le masque du martyr courageux. Le tartineur de service nous en met trois couches sur la douleur muette de cet homme exceptionnel. Il répète les mots déjà historiques de monsieur X…, à l’annonce du drame : « Ils ont pris ma vie après mon honneur, désormais je n’aurai pas d’autre réponse que la France. »

C’est un pénicheur qu’a repéré la bagnole. Elle s’était échouée à moitié sur un banc de sable. Des troufions, ravis de l’aubaine, battent les rives en amont pour tâcher de découvrir à quel endroit l’auto a piqué dans le cours d’eau, tandis que des pompelards sondent l’Yonne en aval dans l’espoir de repêcher le corps.

M’man réapparaît, silencieuse.

— Tu repars, mon grand ? J’avais fait des friands, pour ce soir, avec le reste de pot-au-feu d’hier.

— J’en boufferai en rentrant, M’man.

— Ils seront froids !

— Je les aime bien froids.

La sonnerie du bignou remet ça.

J’hésite, puis me dirige vers la porte sans m’occuper du turlu.

— Tu ne réponds pas, mon chéri ?

— C’est sûrement le Vieux : dis-lui que je suis déjà parti sur les lieux.

* * *

Contrairement à nombre de mes collègues qui les snobent, moi j’aime bien les gendarmes. Ce sont des individus solides de corps et d’esprit qui, quoi qu’en pensent les petits malins, savent très bien jusqu’à quel point ils peuvent sentir des pieds. Ils ne se perdent jamais en hypothèses oiseuses et personne ne sait mieux qu’eux interpréter un indice ou se faire une opinion sur un suspect.

Le lieutenant qui m’accueille a un visage sympathique, franc et cordial ; un front large sous le képi, un œil qui prend le temps de regarder et les manches de son uniforme ne descendent pas jusqu’à ses phalangettes.

— Nous avons pu reconstituer la fin de son itinéraire, monsieur le commissaire. Elle a quitté l’autoroute à l’embranchement de Saint-Troufigne, le péagiste se la rappelle parfaitement car elle lui a présenté un billet de cinquante francs et a démarré sans attendre sa monnaie. Il prétend qu’elle avait l’air dans un état second. Ensuite, elle a obliqué, à gauche, vers le bourg de Montbeauzib, au carrefour, elle a failli percuter le tracteur, mal éclairé il est vrai, d’un cultivateur. Elle s’est arrêtée au café-tabac du village. Elle a commandé « quelque chose de fort ». Le cabaretier lui a proposé du calva, elle a accepté d’un hochement de tête. Pendant qu’on la servait, elle a pris une carte postale au tourniquet et a emprunté un crayon-bille. Elle a griffonné quelques mots au dos de la carte et l’a jetée dans la boîte à lettres scellée à la façade du tabac. Sans la timbrer. Comme le patron lui en faisait la remarque, elle l’a regardé comme si elle ne comprenait plus le français, selon la déclaration du bonhomme. Elle a alors vidé son verre d’un trait. À toussé fort. Puis elle a payé son verre et la carte et elle est repartie. Un client du bistrot l’a vue filer droit par le chemin qui mène à l’Yonne, c’est-à-dire celui-ci.