— Monsieur « X », existe-t-il dans vos relations, un ami à qui votre épouse aurait pu se confier et qui posséderait une DS noire ?
Vaincu par ma froide obstination, il hausse les épaules.
— Ma femme, monsieur, n’avait pas un caractère à confier ses misères à qui que ce soit. Quant à cette foutue voiture qui vous obsède, permettez-moi de vous dire que j’ignore tout des véhicules de mes relations et que je m’en moque, monsieur. Que je m’en moque à la puissance vous savez combien ? Mille ! Vous m’entendez ? Mille !
Dans le Marais, une ruelle tortueuse qui sent encore le moyen-âge, si tant est que le moyen-âge puait la pisse de chat, la chiotte surchargée et l’oubliette oubliée.
Cela s’appelle la rue Sainte Nitouche.
Le 14 signale un immeuble ventru et ravaudé à coups d’étais. Les vitres des fenêtres semblent de verre noir. Un porche fétide exhale des souffles dégueulaires. Il y a toute une théorie de plaques dans l’entrée. En carton véritable. Exécutées main. Celle d’un matelassier, celle d’un serrurier, celle d’une infirmière diplômé de Chose, celle aussi des fameux duettistes Victor et Hugo Drouet.
Troisième gauche.
Un escadrin pareil, quand tu l’as gravi, t’as droit à dix ans d’indulgences partielles, au ciel, parole ! Les marches de bois branlant sont en pente douce, creusées en leur milieu. La rampe accomplit un mouvement centripète et si t’as le malheur de la toucher, elle te met au creux de la main des sensations merdières.
Une sonnette ancienne, avec chaînette, poignée façon signal d’alarme. Je l’actionne. Ça déclenche une furie de chasse à courre dans le landerneau. Une petite vieille, toute bossue et ratatinée, blafarde, ridée comme un toit couvert de tuiles romaines, dont la misérable chevelure grise s’évade d’un chignon éclaté, m’ouvre.
Sourire édenté.
Le pire, c’est l’odeur. Celle du sourire et celle de l’appartement obscur.
— C’est pour le rêviste ou pour l’insulteur ? me demande l’attardée. Un être de cave, de catacombes, de termitières… Elle est issue d’un rat malade et d’une taupe, cette pauvre vieille.
— Les deux, réponds-je.
De plus en plus éberlué, qu’il est, Sana ! Siphonné de la coiffe. Avec des cellules qui recroquevillent. Rêviste ! Insulteur ! Je veux connaître.
La vieille rate chevrote un rire réjoui à côté duquel les ricanements de la sorcière de Blanche-Neige passeraient pour un murmure de source.
— Ça ne vous ennuie pas de commencer par l’insulteur ? Il est libre…
« Sur rendez-vous seulement », que précise la carte commerciale… Tu parles !
— Du tout, chère madame…
J’en salive de la matière grise. J’humecte du kangourou, pressentant des découvertes rarissimes.
— Par ici !
Elle ouvre une porte qu’une empilade de caisses vides me cachait.
— Hugo, c’est pour toi : un môssieur.
J’entre dans une piaule comme on en trouvait dans certains hôtels de passe à morpions effrénés, jadis. Un lit de fer recouvert d’un châle troué. Une armoire à glace sans glace (on a punaisé des photos à la place). Dans le fond de l’étroite pièce, attendrissant de naïveté, une sorte de minuscule bureau de secrétaire, complété par une chaise pivotante. Le local est très haut de plaftard, comme dans tous ces immeubles datant du roi Soleil, aussi le fil électrique est-il interminable, qui amène une ampoule à bonne hauteur.
Derrière le burlingue, un individu bizarre. Malingre, voûté, avec une grosse tête carrée, aux cheveux taillés en brosse, ce qui en accentue le cubisme. Il a le teint de cloporte de la vioque et lui ressemble suffisamment pour donner à penser qu’il est son fils.
Il me regarde sans joie, presque sans intérêt.
— Vous êtes jamais venu ? fait-il, d’un ton ultra-maussade.
— Non.
— Qui c’est qui vous a donné not’adresse ?
Je plonge d’emblée, à quoi bon tergiverser ?
— Madame « X ».
— Connais pas.
C’est net, et cet être est tellement grossier d’aspect, tellement brute que je ne doute pas une seconde de sa sincérité. Une mesure pour rien, San-A.
— Je croyais, fais-je, c’est peut-être une amie qui lui aura parlé de vous ?
Il hausse les épaules. S’en fout monstrement.
— P’t’ être. Vous savez que c’est quarante francs la séance ?
Je tire un bifton de cinquante points et le dépose sur le coin du bureau.
Le gorille blafard l’empoche si prestement que même le contrôleur général de la Banque de France se demanderait si ce billet a jamais existé.
— J’ai pas de monnaie !
— Gardez tout !
Ça l’adoucit.
— C’est gentil, approuve-t-il. Je vais vous faire du bon travail, allongez-vous sur le canapé.
Je regarde autour de moi, et n’apercevant que le grabat, j’en conclus que c’est cet infâme pucier qu’il appelle ainsi. De quoi choper la gratte ! Je m’étends néanmoins sur cette couche miséreuse.
Alors le gars Hugo se lève et éteint la lumière. Nous plongeons aussitôt dans des ombrures qui exaltent les mauvaises odeurs ambiantes.
L’homme s’approche de moi, me contemple dans la pénombre. Se racle la gorge.
— T’es qu’un sale fumier de merde ! me dit-il tout de go.
Mon premier réflexe est pour lui balancer mon pied dans les claouis, mais me rappelant qu’il est « insulteur » de profession, je ravale mes instincts sommaires et j’attends la suite.
Elle vient.
Il dévide dans les monotonies, Hugo. En mec blasé. Consciencieux, certes, mais pas très psychologue. Pour lui, le texte compte davantage que l’intonation. Il n’y met pas de cœur, si tu comprends ce que je veux dire ? Pas d’âme. C’est de l’insanité apprise. Il la récite, ne la joue pas.
— T’es rien qu’une chierie de lope. Ton père, déjà, se f’sait miser comme un chien. Ta mère est une pute pourrie. T’as une tête de singe crevé. Je t’emmerde. Je t’enc… Je te crache à la gueule. Je te chie dans la bouche. T’es un mauvais Français. Un lâche. Un vicieux. Tu te branles. Tu suces dans les pissotières. Tu triches partout. Tu tripotes les gamines. Tu paies pas tes impôts. Dégueulasse ! Salope ! Vache malade ! Assassin ! Voleur ! Sadique ! Malfaisant ! Chauffard ! Raciste ! Pingre ! Barbouillé ! Parricide ! Impuissant ! Incendiaire ! Vomi ! Tu pues ! T’es plein de merde. Goret ! Buveur de purin. Tu coules. Y’a du pus dans ta tête. T’es la pire des ordures. Tu bouffes de la merde. Tête de nœud ! Sale nègre ! Youpin ! Curé ! Ivrogne ! Faux témoin ! Charognard ! Envieux ! Con ! Vendu ! Feignant ! Incapable ! Menteur ! Cocu ! Ta femme se fait mettre par un âne. Elle prend cent bites par jour ! Elle se fout ta photo dans le c… ! Elle bouffe des filles ! T’es qu’un manche à burnes ! Une loque ! Un enviandé ! Tu prends du rond. T’es ramolli. Espèce de vermine ! Pauvre mec ! Débile ! Veau pas cuit. Pédale ! Percepteur ! Flic !
Il se tait pour respirer.
S’éponge le front à l’aide d’un mouchoir plein de moucheries.
— Ça va, comme ça, monsieur ? me demande-t-il aimablement.
— Admirablement, complimenté-je. Vous êtes doué…
Il rallume, sourit modeste.
— C’est le métier. Quinze ans d’insultage, ce serait malheureux…
— Ça marche bien, le boulot ?
— Il fut un temps, je travaillais davantage que mon frère, mais la vie moderne me cisaille. À présent, tout le monde insulte tout le monde, partout, à toute heure, en tout lieu. Remarquez : dans la rue, au restaurant, à l’église, dans les magasins, au spectacle. On vous traite de pourri, de sale con, d’enculé, de vérolé. Oh, excusez-moi, j’ai omis vérolé tout à l’heure. Il faut absolument que je travaille mon texte. Un conducteur invective un piéton, et inversement. Un agent crie des injures aux automobilistes. Une vendeuse de magasin envoie chier les clientes. C’est général. Les gens ont des griffes. Ils pensent en invectives. Alors moi, hein ? Moi, monsieur, je chôme ! Je deviens inutile. J’ai perdu toute signification. Pourquoi voulez-vous que les gens viennent payer ici quelque chose qu’ils ont gratuitement sous l’oreille où qu’ils se trouvent ? C’est comme si j’étais marchand de sable sur la plage de La Baule !