— Hum, je n’aime pas beaucoup ça, votre Bérurier a des méthodes qui… heu… peuvent sembler dépassées.
— Mais dont l’efficacité demeure irremplaçable, patron !
— Votre opinion, à propos de tout ça ?
Je renifle. Si je te disais que je suis cloaqueux, côté gamberge. Il me refile son spleen, ce vieux Mironton. À voir dégueuler tu biches mal au cœur. La morosité, ça s’attrape comme des morbacs. Surtout certains jours que la pression atmosphérique déconne. Des jours de cruauté tranquille du monde. Y’a plus de romantisme. Toute vérité fondamentale te saute aux chasses. Tu ne crois plus en rien, ni en personne, t’attends plus de miraculades et tu te dis que c’est pas Pascal qui a pu inventer la brouette, mais son jardinier.
— Je vais vous faire un aveu, monsieur : je n’ai pas d’opinion et ne sais plus sur quel pied danser…
— Moi, c’est l’aspect politique du problème qui me mine.
Mince, il y tient à sa carrière, le vieux Crabe ! Les bonshommes, plus ils sont riches et honorés, plus ils se cramponnent à leur fromage. Ça leur dérape jamais sous les panards, leur situation. Jamais ils ont la réaction de se dire que ça suffit commak, qu’ils se sont assez goinfrés de fric, de pouvoir et de pompes. Au contraire, ils voudraient que ça s’accroisse encore ! Toujours plus de flouze dans leurs coffiots et de rouge à leur revers. Pour eux, les actions, c’est devenu une obligation, le mensonge une simple vérité contre-formulée. Ils ne sont bien que dans la salive des suceurs, comme les escargots dans leur bave.
L’interphone demande si Pinaud peut entrer.
Le Dabe répond qu’ oui. Le Fripé paraît, obséquieux, le cheveu recoiffé, avec un sourire à la de Funès et l’échine montée sur ressort.
— J’apporte les renseignements, à propos de la Jaguar, annonce le Détritus.
Il tend un feuillet comportant quelques annotations.
Puis, semblable au commentateur sportif du dimanche soir qui récite le tableau d’affichage des matches en même temps qu’il s’inscrit sur l’écran, le Fossile déclame :
— Le véhicule appartient à monsieur Ernest Meissonier, architecte, 63, rue de la Pompe.
Le numéro de bigophone suit.
— Vous permettez, monsieur le directeur ? demandé-je en montrant son appareil.
— Faites.
Je compose le numéro. Une voix de secrétaire dit, sans y penser très profondément :
— Bureau d’architecture Meissonier.
Tu jurerais un disque.
— Ici commissaire San-Antonio. Je voudrais parler à monsieur Meissonier.
— Je vais voir s’il est là.
— C’est ça, voyez et passez-le-moi !
Je l’obtiens aussitôt. L’organe est avenant, bien timbré, cordial.
J’ai dû interrompre une conversation car il murmure un mot d’excuse à un interlocuteur.
Puis, à moi :
— Oui, j’écoute ?
Je me représente. Il a un léger temps de silence qui est comme un pré-point d’interrogation. Police ! Ça sonne toujours désagréablement.
— Vous possédez bien une Jaguar immatriculée…
Là, son numéro que t’as pas à connaître, pauvre minus, qu’à quoi ça pourrait bien t’avancer ?
— En effet, pourquoi ?
— Je suppose qu’on a dû vous voler cette voiture ?
— Hein ? Quand ?
— Je ne sais pas, hier, cette nuit, ou tôt ce matin ?
— Mais pas du tout, je m’en servais encore il y a une dizaine de minutes !
C’est au tour de l’époustouflant San-Antonio de marquer un temps.
— Vous vous en serviez, voici une heure trente ?
— Je ne l’ai pas quittée de la journée, si je puis dire, ayant visité différents chantiers.
— Où étiez-vous, il y a quatre-vingt-dix minutes ?
— Dans le Marais, rue Sainte-Nitouche. Je visitais un vieil immeuble qu’on me propose de rénover.
— Vous étiez seul ?
— Non, un de mes collaborateurs et un ingénieur m’accompagnaient, pourquoi ?
— Pour rien, je crains qu’il ne s’agisse d’une erreur, monsieur Meissonier, et je vous prie de bien vouloir m’excuser.
Je raccroche, penaud.
— Il nous a bluffés, dis-je. Casuel a agi seul. Voyant démarrer une Jaguar en même temps que nous, il a prétendu qu’il s’agissait de complices à lui.
J’appuie sur la touche marquée S-A qui correspond, les moins glandus l’auront déduit (non de leurs impôts, mais de mes déclarations) à mon bureau. Je dois carillonner aussi longtemps qu’un commissaire de police venant procéder à un flagrant délit d’adultère avant que ça ne décroche. Un cachalot à l’agonie me répond en cétacé moderne « À l’eau ? ».
— Gros ?
— Ya volt ! germanise ce zélé collaborateur.
Quand Bérurier s’exprime dans une langue étrangère, cela dénote un certain enjouement de sa part. Je déduis donc, de ce ya volt, qu’il vient d’aborder aux rives du succès.
— Où en sommes-nous ?
— Où nous en sommes, toi, j’ignore, mais en ce qui concerne l’où nous en sommes, moi, j’ai du neuf, bien frais, bien croustillant, et qui va faire du remue-ménage, espère.
— Monte dans le bureau du Patron.
— Tout de suite ?
— Nous t’attendons.
— Le temps de faire espédier mon mec à l’infirmerie et j’arrive.
Et il arrive.
Comme arrive un cheval venant de participer à la retraite de Russie ou à l’extraction de dix tonnes de charbon dans un roman de Zola. Mais aussi, comme arrive un jour de gloire : dans la sueur et l’ensanglanture, dans les haillons de la victoire, avec des yeux illuminés par le triomphe, des traits creusés par l’effort, des gestes ennoblis par un ardent combat, qui fut dur, âpre, sans merci.
Sa chemise éclatée aux épaules, sa cravate dont le nœud ballotte sur son thorax, la transpiration qui pleut de lui à chacun de ses mouvements, tout raconte une grandiose épopée.
Il sent l’homme fourbu, le mâle desenruté, la terre d’orage. Il est alluvionnaire, Bérurier. Avec un je ne sais quoi (ni toi non plus) de songeur. On le devine qui pense à blanc, pour rien, comme on se vautre sur le sable blond d’une plage, y enfonçant ses orteils et ses pensées, voluptueusement.
— Ma parole, vous venez de disputer un cent mètres, Bérurier ! qu’esclame le Dirloche en voyant pénétrer cette espèce de déménageur exténué.
— Un marathon, bosse ! rétorque l’Enflure en se vachant dans un fauteuil sans en attendre l’invite. Mais je l’ai eu. L’était coriace, le bougre. Y’a fallu de la ruse autant que de la force, fort t’heureusement, je possède les deux !
Il met sa main en conque, s’en racle le front, recueillant ainsi un demi-litre d’eau et d’acides organiques qu’il dépose dans la moelleur spongieuse du fauteuil.
— Ce dont je viens d’apprendre va vous sectionner la bite au ras des moustaches, mes gueux ! pouffe l’Insane.
Il se reprend.
— Naturellement, M’sieu l’ directeur, c’est pas à vous qu’ j’cause en disant cela !
— Naturellement ! que répond le Boss avec un visage de bois.
L’exécuteur des basses œuvres coule un doigt violeur par le décolleté de sa braguette. Ces temps-ci, sa faune intime semble particulièrement survoltée. Il fourbit longuement, l’œil mi-clos pour des voluptés du premier degré. Retire l’index-tisonnier et l’agite pour en faire chuter des molécules incertaines.
— Je vais vous en apprendre une raide, se décide-t-il. Vous savez pour le compte de qui est-ce travaille Casuel ? Pour çui de M’sieur X… !
Tu verrais la réaction du Vieux ! Son sursaut ! Sa panique…
Il se lève en s’écriant à voix basse : « Bérurier, voyons ! »