Il se tait, épuisé, mais beau de sa frénésie. Il lisse sa barbe qui en a vu d’autres. Sourit béatement.
— Quelle merveille, mon jeune ami ! Quelle science étonnante ! Quel art magique ! Quelle félicité constante ! Si je vous disais qu’il m’arrive de « passer » une douzaine de clientes par jour. Ça se chuchote, ces choses-là. Et puis elles sont remboursées par la sécurité sociale. Alors, pourquoi s’en priveraient-elles ? Elles viennent comme à des soins. C’en sont. Et qui assurent leur équilibre psychique. Vous trouveriez plus moral qu’elles prissent un amant, ces sottes ? Là, c’est l’apaisement complet. Elles sont détendues, rieuses, accueillantes pour le mari épuisé qui regagne son gîte, sa journée terminée. Elles veulent bien accepter son mandrin, sans rechigner. Du moment que ça lui fait plaisir, à ce pauvre bonhomme. Elles évoquent la séance d’ici. Rétrospectivement, elles en gloussent d’aise. C’est tout bénéfice pour lui. Tout délices. Il est fier, l’andouille. Il croit en sa queue. Très important pour un homme. L’homme qui ne marche pas derrière son pénis est capable de toutes les malfaisances pour trouver une compensation : voyez Hitler. Il aurait appris à faire minette, Tel-Aviv serait aujourd’hui plus peuplé que New York. Mais, au fait, vous venez pourquoi ? Une vérole ? Une orchite ?
Un peu saoulé par ses paroles, je lui explique qui je suis.
Il hoche la tête.
— Et vous ne b… plus ? questionne l’aimable praticien. C’est plus fréquent qu’on ne croit dans la police car, n’oublions pas qu’au départ, le policier est un anormal.
Je le rassure sur ce point. Peut-être suis-je une baratte, mais une baratte qui fait son beurre.
— La gendarmerie vous a mandé pour examiner le corps d’une noyée, dis-je. Vous n’avez pas voulu, paraît-il, remettre votre rapport aux pandores ?
Il sourit.
— Je l’estimais trop important pour le laisser traîner dans la giberne d’un monsieur à qui un manuel tient lieu d’intelligence, mon ami.
— Trop important ? sursauté-je.
Il ouvre un tiroir de son pitoyable bureau.
En sort une enveloppe pisseuse qu’il ouvre avec précaution. Il en extrait un morceau de gaze. Celui-ci recèle une petite chose informe, blafarde, fibreuse, spongieuse et pour tout dire peu ragoûtante.
— Qu’est-ce que c’est, docteur ?
— Un morceau de lobe.
— Un morceau de quoi ?
— De lobe, d’oreille, si vous préférez. La noyée avait cela dans la bouche, coincé entre sa gencive et sa lèvre supérieure. Vraisemblablement, elle a mordu quelqu’un à l’oreille si fortement, qu’un bout de l’organe a été sectionné.
— Donc, elle se serait défendue contre un ou plusieurs agresseurs ?
— Probablement. En outre, j’ai relevé des traces de liens à ses chevilles.
— Comment est-elle morte ?
— Noyée, vraiment noyée.
— C’est tout ?
Il fourrage dans sa barbe pleine de poils (étrangers).
— Dites, ça n’est pas si mal, non ?
— En effet, docteur. Et, d’après vous, ce morceau d’oreille appartenait à un homme ?
— Sans aucun doute.
De plus en plus, je pense que je suis aux prises avec des faits troublants.
Not you ?
Le docteur Rapière me considère à travers ses lunettes, d’un air de grande sympathie. Par instants, il prend sa tête à deux mains, les pouces engagés sous le menton, ouvre la bouche, tire la langue, et exécute quelques « Alllll » d’entraînement.
— J’oubliais de vous dire, murmure-t-il.
— Quoi donc ?
— Le visage, en cours de minette, doit se trouver élargi, et non allongé comme certains le pensent. J’en sais qui avancent les lèvres comme des chevaux pour boire. Ah, que non ! Surtout pas. Comprenez bien qu’il doit y avoir… adhésion totale. Vous me suivez ?
— Mal, docteur, car je pense à la femme morte, réponds-je tristement.
— Vous paraissez affecté ?
— Je le suis.
— C’est rare pour un policier.
— Il ne vous arrive jamais de pleurer vos malades ?
— Oh, moi, je ne soigne que les bien portantes maintenant. Quelques urgences, de temps à autre, quand je suis officiellement de garde, mais des gens qui ne me connaissent pas. Qu’est-ce donc qui vous chiffonne chez cette morte ?
— Le fait que je l’aie connue vivante, docteur.
— Et c’était quelqu’un de bien ?
— Là est la question. Mais je pense que oui. Quelque chose, en moi, a besoin de croire que oui.
— Vous l’aimiez ?
— Pas eu le temps.
— C’est la femme de monsieur X… ?
— Oui.
— Un con ?
— Un politicien.
— Il en est de plus cons que d’autres, affirme Rapière, persuasif.
— Mais pas de moins con, plaisanté-je.
Et puis alors, là tu ne vas pas piger ce qui m’arrive, ni moi, du reste. Mais voilà que je me mets à raconter toute l’histoire à ce vieux fou.
Toute, tu m’entends ?
Les partouzes tarifées de Culaille, sa trouvaille dans la bagnole de Fouad Aroun. Les photos truquées. La mort de Fouad due à l’insecte. Le désespoir de Mme X… Nos relations d’un instant. Son départ de chez elle. La voiture repêchée… Le mot qu’elle m’a écrit. Son rendez-vous au bord de l’eau. L’adresse des frères Drouet dans le secrétaire… L’intervention de Casuel… La machination destinée à discréditer M. X… Et puis le cadavre repêché et qui remet tout en cause. Tout le monde qui glaglate en hauts lieux, dans la terreur d’un scandale… À présent, le morceau d’oreille.
Le brave mèdecin-minoucheur m’écoute attentivement.
De temps à autre, il se retire un poil de la bouche (déformation professionnelle).
Et puis il gamberge un instant et me déballe ceci :
— Le seul point vraiment troublant…
Se tait.
J’attends.
Encourage, car je suis un impatient :
— Vous dites, docteur, que le seul point troublant ?
— C’est la lettre qu’elle vous a adressée.
— Vous trouvez ?
— C’est elle qui perturbe les données du problème. Sa mort le prouve, elle a été victime d’un guet-apens.
— Hélas, oui.
— Donc, elle n’avait pas l’intention de se suicider.
— C’est à voir.
— Écoutez, elle quitte l’autoroute pour rejoindre un type dans un endroit précis, particulièrement isolé. Un type qui, ne l’oubliez pas, l’attendait ! Pourquoi avant cet instant de la rencontre, vous poste-t-elle un mot d’adieu, indiquant clairement ses funestes intentions ?
— Cela faisait sans doute partie du plan. On a dû lui recommander d’agir ainsi pour accréditer la thèse du suicide.
— Possible, aussi quand je vous dis que la lettre me fait tiquer, cher monsieur le policier, n’est-ce pas tant le message par lui-même que son texte. Vous surtout, n’accusez personne de ma mort.
Le vous surtout est lourd de sens. C’est une allusion précise à votre étreinte. Et aussi, une espèce d’appel confus.
— D’appel ?