Archi-tout ! Complètement tout ! Tout tout, quoi !
Tant toutou que j’en lèverais la patte pour conclure.
Mes potes m’esgourdent comme si j’étais un texte d’ultimatum. Comme si je française-françaisais dans le gravissimo.
— Faut préviendre les roussins d’ici ! murmure Bérurier.
Moi, avec ma bombe de poitrine, je me sens mal barré. Tu vois pas qu’ils me retiennent, les copains helvètes, pour témoignage et patati-lala ? Le temps qui passe, aux gens qui passent… Et demain, minuit : patapoum, m’sieurs-dames ! Attention aux éclats ! Mettez vos rouges tabliers ! Non, non. Jouer serré menu, l’Antonio. Pas mordre la ligne jaune, qu’autrement sinon il va se retrouver au jardin d’Eden en compagnie de grelus pas recommandables. Mais tout de même ! Je fouille mes fonds de mémoire, essayant de me rappeler si j’ai une bonne relation policière en Swizerland. Attends, v’là que ça remue sous ma coiffe bretonne. Il me revient d’un congrès aux zuhéssas, pas dégueu, very marrant. J’avais lié amitié avec un ponte de la Rousse bernoise. Un certain…
Bon, je fouillette mon petit calepin recelant les bonnes adresses du passé. Un Suisse allemand, faut chercher dans les « H », ou dans les « Z »… J’ai beau, je trouve que pouic.
On s’appelait par nos prénoms, lui et moi. Georges et Antoine. Georges quoi ? Et poum, voilà que je le chope au vol. Adoretti. D’origine tessinoise, il est. Au moins.
Pour lors, je dégauchis sa ligne mignonne dans mon carnet magique. Fil privé. A cette heure, j’ai ma chance.
Je commence par le préfixe zéro-trente, pour obtenir le canton de Berne, puis je filoche son numéro. Ça bouzigue longuet. Je désespère lorsqu’une voix féminine décroche, si je puis dire, et m’annonce en swiss-deutsch qu’elle appartient à Mme Adoretti. Je la salamalek un brin, en mauvais bon allemand, dis qui je suis et combien j’aimerais parler à son mari.
Elle m’informe que son époux est mort depuis dix-huit ans aux fraises. D’où je conclus qu’il ne s’agit pas de l’épouse, mais de la maman de mon homologue… Je lui demande de me pardonner la méprise, ce à quoi elle consent extrêmement volontiers, qu’après quoi, elle me branche sur son grand garçon, lequel est en train de gésir dans son lit, terrassé par une grippe qui, pour être pasteurisée, n’en est pas moins pernicieuse.
Il n’a plus sa belle voix américaine, Georgio. Le timbre est fêlé, et des râles épais lui embroussaillent les fins de phrases. Pourtant, vaillamment, il joue le jeu du « Comment ça va chez toi, comment ça va chez moi, et qu’est-ce que tu deviens ? Tu cours toujours les filles, grand dégueulasse ? », tout bien, quoi.
Il passe ensuite à des choses plus contemporaines.
— Tu as vu ce qui se passe en Suisse Romande, french flic ?
— C’est-à-dire ?
— Cette invasion de serpents.
— Comment ça, une invasion ?
— Tu n’as pas écouté les informations de ce soir ?
— Non, j’étais trop accaparé par les miennes propres.
Il s’empresse de m’affranchir.
— Genève est investi par des reptiles ultra-venimeux. En fin de journée, il y en avait pas moins de huit dans la salle de réunion de l’O.P.E.P., le délégué du Tiroirkès et celui du Tonkusulhakommod sont morts, foudroyés par ces horribles bestioles, issues d’un croisement nouveau. Outre le fait qu’elles sont les plus venimeuses connues jusqu’à ce jour, elles présentent la particularité d’attaquer l’homme. C’est la première fois que l’on constate une chose pareille. Un dispositif spécial est en cours.
Je le laisse réciter son journal tévé. Ma bombe se fait de plus en plus lourdingue et glaciale. Pour un peu, je hurlerais. Cette mort collée à ma peau a quelque chose d’hallucinant. La louche envie de l’arracher de moi et de partir en postillons de chair me tenaille, obsessionnelle comme l’attirance du vide consécutive au vertige.
Mais je bande ma volonté. Je n’ai pas le droit d’abdiquer aussi bassement. La vie m’attend, Maman aussi, et ma gentille Marie-Marie dont je me demande bien ce qu’elle maquille. Pourquoi n’est-elle pas revenue à l’hôtel ? Autre sujet de mortelle inquiétude.
— Dis voir, Georgio…
Il coasse un « quoi donc » plus caverneux que la voix d’Armstrong au fond du gouffre de Padirac.
— Je m’intéresse à un diplomate grec, hôte de ta belle Helvétie. Un certain Konopoulos, demeurant au domaine du « Bout du Monde » à Bonraisin dans le Canton de Vaud.
— Qu’est-ce que tu appelles « t’intéresser à lui » ? demande Adoretti avec sa voix de béchamel-basse aux intonations germanoches.
Cher Georgio ! De l’entendre me permet d’évoquer en force les joyeuses heures passées ensemble aux States. Une solide personnalité. Un vrai creuset, ce type où se mélangent les cultures latine et alémanique. Des élans, une forme d’humour à froid, un regard à la fois aimable et perspicace…
— Il m’est difficile de te raconter cela au téléphone. Mais j’aimerais savoir un peu ce qu’on pense de lui à la Police des Etrangers.
Adoretti gratifie mes tympans avides d’une quinte de toux en bonne et due forme.
— Personnellement, je n’ai jamais entendu parler de ce client, finit-il par déclarer, mon bol de lait, à moi, c’est la Criminelle.
— Il n’est pas interdit de penser que vos pistes se croiseront bientôt, Georgio.
J’ai mis le paquet dans cette affirmation. Mon confrère pige et murmure :
— Vraiment ?
— En tout cas, s’il m’arrivait un turbin dans les heures qui viennent, je peux te donner ma parole d’homme que ce sera à cause de lui. Ceci est mon testament, Gars. Il est à la tête de trucs pas catholiques, et pas calvinistes ou orthodoxes non plus. Même l’affaire des serpents le concerne.
Georgio fait tilt :
— Qu’est-ce que tu racontes !
— Minute ! Je te demande de ne rien déclencher contre lui avant après-demain, c’est ma vie qui est en jeu.
— A ce point ?
— Tout ce qu’il y a d’à ce point, mon pote.
— Je peux faire quelque chose pour toi, Antoine ?
— Tu peux essayer de contacter tes homologues du Service des Etrangers, à Berne et à Lausanne, dans la minute qui suit et leur demander ce qu’ils savent à propos de Konopoulos. Simplement ce qu’ils savent.
— A quel numéro puis-je te rappeler ?
Je lui file celui qui est écrit sur le cadran du biniou. Il promet en toussant d’agir depuis son plumard.
M. Félix se livre à un travail d’une délicatesse probante. Pourquoi « probante », me demanderas-tu ? Eh bien, parce que ce mot m’est venu à l’esprit, et que voudrais-tu que j’en fasse, dès lors qu’il se trouve à disposition ?
M. Félix, donc, œuvre à l’aide d’un canif pourvu de petits ciseaux à ongles. Il découd le bas de la doublure du gigantesque veston, avec application. Comme souvent chez les gens usant d’un tel ustensile, sa mâchoire inférieure suit le mouvement de celle du ciseau ; ce qui est une façon comme une autre de mâcher sa besogne. Mais ça ne vaut vraiment pas la peine de rire de ça.
Je lui demande à quoi correspond ce délicat travail, et le cher professeur me répond ceci :
— Cher et intellectuel policier, de tous les mystères que vous nous avez exposés, c’est celui du complet surdimensionné qui m’intrigue le plus. Mes connaissances anthropologiques sont suffisantes pour m’assurer qu’aucun humain n’est susceptible de passer les hardes que voici. Or, elles ne furent pas confectionnées gratuitement. Je les soupçonne de receler quelque document. L’intérêt que votre tourmenteur leur témoigne en est pour ainsi dire la preuve… Dans l’hypothèse où elles constituent une cachette, je tente de découvrir la chose qu’elles sont chargées de véhiculer.