La plupart des ordinateurs de la F.A.A.[8] avaient été achetés et installés en 1968. Quelqu’un avait eu ce qui avait paru une excellente idée à l’époque, à savoir d’acheter le matériel au lieu de le louer. Tant et si bien que le gouvernement américain s’était bientôt trouvé posséder l’équivalent de plusieurs millions de dollars en ordinateurs – dont il avait en plus la charge et l’entretien.
Les années passèrent.
Si vous vous y connaissez un peu en informatique, vous savez qu’un ordinateur construit il y a dix ans pourrait tout aussi bien dater de l’âge de pierre. Peu importe que la machine ait été bien entretenue et qu’elle fonctionne impeccablement selon les spécifications initiales : elle ne vaut plus un pet de lapin. Estimez-vous encore heureux si vous pouvez la fourguer au prix de la ferraille, car qui a envie d’acheter une énorme bécane incapable de faire la moitié du boulot que pourra faire aujourd’hui, et mieux, une machine cent fois plus petite ?
Les ordinateurs de la F.A.A. étaient devenus des éléphants blancs. Ils fonctionnaient – même si c’était à la limite de leurs capacités – d’où quantité de retard dans l’acquisition des données. Leur remplacement était en cours, mais ça coûte cher et les budgets sont serrés. Ça prendra du temps.
Et alors ? Dans ce domaine, vous n’avez pas le temps d’enlever la housse et de brancher la bécane que quelqu’un d’autre aura trouvé sur le marché deux fois mieux à moitié prix. On finit par se retrouver en train de guetter ce qui va sortir l’année prochaine en se demandant si ça ne vaudrait peut-être pas le coup d’attendre encore un peu.
Je m’étais opposé au plan à long terme. Je voulais qu’on les remplace tous dans l’année et tant pis pour les modèles de l’année prochaine. Mais ça ne valait pas le coup non plus d’y jouer ma place.
Cherche bien et tu finiras par trouver un responsable.
À notre retour, ils étaient prêts à jouer la copie de la bande du C.V.R. du 747.
Tout le monde se réunit de nouveau – on était encore plus nombreux ce coup-ci ; je ne sais pas comment ça se fait, mais chaque enquête semble attirer les gens comme un chien attire les puces – et on lança la bande. Il y avait un important souffle cyclique, mais elle restait en gros audible.
Quatre personnes étaient présentes dans le poste de pilotage. Toutes ayant l’air de bien se marrer, bavardant, échangeant des plaisanteries.
Gil Crain, le pilote, fut pour moi le plus facile à situer. Je l’avais connu et en plus il s’exprimait avec un fort accent du Sud. Il avait bien raison, d’ailleurs. La moitié des pilotes de ligne se croient obligés d’adopter un accent de Virginie occidentale, parlant d’une voix traînante comme Chuck Yeager qui a lancé ça dans les années 50. Les autres adoptent un patois émis sur un ton chantonnant et désabusé – j’ai fini par appeler ça l’argot des chasseurs du Vietnam –, il y a des moments, on croirait entendre un paquet de routiers derrière leur C.B. Mais Gil Crain était né et avait grandi sur le sol de Dixie. Et il allait bientôt y reposer.
Il passa un bon bout de temps à parler de ses gosses. Pas facile à écouter, sachant ce qui allait lui arriver. Je me rappelle encore la bande de la catastrophe de San Diego : ils discutaient d’assurance-vie, ignorant à quel point ils allaient en avoir besoin quelques minutes plus tard.
Le mec qui gloussait tout le temps, c’était Lloyd Whitmore, le mécanicien. John Sianis, le copilote, avait une trace d’accent étranger – vaguement levantin, je pense – et un débit net et précis.
Le dernier, c’était Wayne DeLisle. Il était enregistré comme observateur, disons plutôt qu’il voyageait gratis : c’était un pilote de la PanAm qui faisait le vol assis sur le strapontin du poste de pilotage. Il devait prendre son service à San Francisco le lendemain, pour assurer le vol de Hong Kong. Il ne se trouvait pas très près du micro et sa voix n’était pas très distincte, mais il parlait tellement que je n’eus bientôt aucun mal à le repérer parmi les autres.
Les ennuis commencèrent en gros de la même façon : le commandant Crain voulut d’abord contester l’ordre de Janz, vu que pour lui il ne rimait à rien, mais je savais qu’il n’aurait pas hésité longtemps. Il devait supposer en effet que le contrôleur au sol, assis derrière son écran radar, en savait certainement plus sur la situation que lui, Crain, perdu dans une formation nuageuse, une épaisse purée de pois derrière son pare-brise.
L’ambiance dans le poste de pilotage devint aussitôt silencieuse et affairée.
Crain dit : « Je me demande ce qui lui est passé par la tête. » Il commença de dire autre chose puis s’interrompit. Le bruit s’amplifia au moment de la collision. Apparemment, l’équipage n’avait même pas eu le temps d’apercevoir l’autre appareil. Du moins ne l’ont-ils jamais mentionné.
Quelqu’un cria quelque chose puis tout le monde se mit à l’œuvre pour maintenir en vol l’appareil désemparé.
Nous les écoutâmes pendant que trois d’entre eux s’affairaient. Ils suivaient les consignes : Crain testait les commandes, pour voir ce qui lui restait, répétant à voix haute chacune de ses manœuvres, et graduellement, il parut manifester un certain optimisme. Son appareil perdait toujours de l’altitude, mais il se battait pour lui relever le nez et pensait avoir assez de ressources pour le redresser. Dans l’état de mes connaissances, je ne lui donnais pas tort, mais je savais également une chose que lui ignorait et c’était qu’il n’avait plus de gouvernail et que droit devant se trouvait une montagne qu’il ne pourrait pas éviter. Et puis j’entendis DeLisle.
« Remontez un peu plus haut sur la bande, demandai-je. Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Quelque chose comme “voir les passagers” », suggéra quelqu’un. La bande redémarra et l’on entendit Gil parler de la commande du gouvernail. Je me penchai en avant pour mieux saisir la réplique suivante qui allait être celle de DeLisle lorsqu’une voix me parla à l’oreille :
« Voulez-vous un café, monsieur Smith ? »
Je l’avais encore ratée. Je me retournai, furieux, prêt à gueuler qu’on fasse sortir cette connasse… et me retrouvai nez à nez avec mon hôtesse-star de ciné du hangar. Elle avait un sourire superbe, aussi innocent et candide que celui d’une sainte. Je trouvai ça plutôt bizarre, venant de quelqu’un qui avait détalé comme un voleur la dernière fois qu’on s’était vus, quelques heures à peine plus tôt.
« Qu’est-ce que vous fichez…
— Il a dit : “Je vais aller voir les passagers” », m’informa Jerry, sur mon autre côté. « À ton avis, pourquoi… Bill ? Est-ce que tu écoutes ? »
Une partie de moi-même avait écouté, mais le reste était sous le charme de cette fille. J’étais partagé en deux. Je regardai Jerry, puis la fille, qui s’éloignait déjà avec son plateau et ses tasses.
« À ton avis, pourquoi aurait-il dit ça ? répéta Jerry. La situation était déjà suffisamment difficile.
— On le verrait plutôt en train de resserrer sa ceinture », renchérit quelqu’un. Toute mon attention s’était reportée sur ce problème. Je remarquai :
« Il ne sert pas à grand-chose de se demander pourquoi il est parti. Aucune tâche ne le retenait dans le poste de pilotage, donc on ne peut rien lui reprocher. Il était un poids mort, mais peut-être estimait-il pouvoir aider les agents de bord en cabine.
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F.A.A. : Fédéral Aviation Administration ; (ex-Federal Aviation Agency) : Bureau fédéral de l’aviation, organisme gouvernemental chargé d’assurer la sécurité et le respect de la réglementation en matière d’aviation civile.