Ce dédoublement d’efforts a déjà de quoi vous faire pleurer de rage. Est-ce vraiment nécessaire que le Rince-L’Œil vespéral de Kaukakee (Illinois) se croit obligé d’envoyer un cadreur couvrir une catastrophe aérienne en Californie ?
Et ce n’est pas seulement la télévision – même si chacune des principales chaînes des sept États voisins avaient installé une caméra. Tous les journaux étaient là, eux aussi. Et des reporters venus des Indes, d’Angleterre et du Japon, et pour autant que je sache, de Bali, des Maldives et du Kamputchea. Il y avait les envoyés spéciaux et les chroniqueurs. Il devait bien y en avoir une centaine rien que pour les revues d’aviation. Il y avait des scientifiques de toutes les universités de l’État. Il y avait les auteurs spécialisés dans le livre-document vite torché et les concepteurs publicitaires dont le boulot est de harceler les Patty Hearst, les Gary Gilmore ou quiconque captive durant quelques jours l’attention du pays, et de leur coller sur le dos un nègre-écrivain-scénariste chargé de pondre du livre d’élevage ou du téléfilm juteux. Ce sont des conditionneurs du désastre. D’ici deux mois, on pourrait voir le résultat de leurs efforts : « Les dernières secondes du vol 35 » et « Collision ! » et « Mont Diablo » et « Le Crash des Jumbos ».
Je me demandais qui ils allaient prendre pour jouer le rôle de Bill Smith.
J’aurais été aux anges si leur unique désir avait été d’aller patauger devant l’épave en pleine nuit, de la boue jusqu’aux genoux, le micro en main et l’air solennel. Mais non, ils avaient envie de me parler, à moi, et tout ce que j’aurais bien voulu savoir c’était : pourquoi ? Je n’avais strictement rien à leur raconter. Ils le savaient aussi bien que moi, mais il leur fallait tout de même leur cirque.
Je me retrouvai donc devant une forêt de micros, clignant des yeux sous le feu des projecteurs, et maudissant C. Gordon Petcher à qui aurait dû revenir ce boulot. S’il n’était même plus bon à ça, à quoi était-il bon ?
Je commençai par la formule habituelle selon laquelle il n’y aurait aucune déclaration sur les parties de l’enquête encore en cours. Puis je leur offris ce que je savais – et qu’ils savaient déjà tous. Ce n’était que la sèche litanie de l’origine des appareils, leur destination, l’heure de la collision et l’endroit où ils s’étaient écrasés. Je leur dis combien de passagers et de membres d’équipage s’étaient trouvés à bord de chacun des appareils (en définitive, nous étions parvenus au chiffre de 637 en tout), qu’il y avait à terre dix disparus, probablement morts, et dix blessés – tous atteints par des débris du DC-10. Jusqu’à nouvel ordre, les noms des victimes ne seraient pas rendus publics… Bref, vous complétez vous-mêmes. Vous avez pu déjà l’entendre au journal du soir. On n’avait pas encore pu déterminer les causes de la catastrophe.
Des questions ?
Eh bien, mon dieu, ne criez pas tous à la fois.
« M. Smith, est-il vrai que tous les membres de l’équipe de basket ont été tués ? »
Première nouvelle. C’était la première fois que j’entendais parler d’une équipe de basket. Il apparut en effet qu’une équipe universitaire s’était trouvée à bord du 747. Je dis au journaliste que s’ils étaient à bord, ils étaient certainement morts puisqu’il n’y avait eu, je le répète, aucun survivant. Combien de temps allais-je devoir le répéter ?
« Et le sénateur Gray ?
— Était-il à bord d’un des appareils ?
— C’est notre information.
— Je ne peux ni le confirmer ni l’infirmer. S’il était à bord, il est mort.
— Je parle de Mme le sénateur Eleanor Gray.
— Okay. Ce n’est pas mon rayon. La liste des victimes sera diffusée sitôt les identités confirmées. Question suivante. »
Ils me posèrent des questions sur le contrôle au sol et sur une éventuelle erreur de pilotage. Rien à déclarer. Ils voulaient en savoir plus sur les transpondeurs de bord. Rien à déclarer. Avez-vous parlé avec un nommé Donald Janz ? Rien à déclarer. Y a-t-il eu une défaillance d’ordinateur ? Nous l’ignorons. Rien à déclarer. Je ne saurais dire. L’enquête est en cours. Les recherches continuent. Pas à ma connaissance. L’enquête se poursuit.
Ce qu’ils étaient arrivés à faire, c’était à me transformer en l’un de ces visqueux personnages officiels qu’on voit au journal ou à « l’Heure de vérité » et qui ne s’engageraient pas à affirmer si oui ou non on est en décembre. Ils m’exaspèrent tout autant que vous et j’apprécie modérément qu’on me réduise à singer leur comportement. Mais vous savez, quand à une question de Mike Wallace, son interlocuteur lui répond : « C’est encore en discussion », ou autre formule du même acabit, il ne dissimule rien du tout. Il ne peut tout simplement pas parler. Ce serait déplacé. De même, toute déclaration publique de ma part lors de cette conférence était susceptible de porter préjudice à des innocents.
On tourna donc ainsi en rond bien gentiment pendant presque une heure.
Un seul détail mérite d’être retenu de cette conférence. L’événement intervint vers la fin, quand la plupart des organismes sérieux avaient renoncé et que ne restaient plus en piste que les fondus. Les gars de la télé, quant à eux, avaient commencé de plier bagage sitôt mises en boîte cinq minutes de prises.
Le type se leva et je voyais d’ici qu’il se prenait pour Ralph Nader.
« Monsieur Smith, je représente ici l’Association des passagers des lignes aériennes. »
C’était trop beau pour résister :
« L’APLA ? Alors c’est vous qui en faites tout APLA ? »
Rigolade générale. En fait, je crois être à l’origine de leur changement de raison sociale.
Il posa sa question, cramoisi, question que j’écartai aussitôt. Il y en avait sûrement quelques autres dans la salle que je pouvais me permettre d’insulter sans crainte de représailles. Je regardai partout, espérant repérer le type du National Enquirer[10].
Ce que j’eus à sa place, ce fut un très digne gentleman aux cheveux blancs, un rien corpulent, la mise légèrement démodée. Il avait la coiffure en désordre, mais c’était bien le seul détail où il ne fût pas tiré à quatre épingles. Dans cette assistance, il détonnait.
« Monsieur Smith, je suis Arnold Mayer. Ma question n’a rien à voir avec la surcharge des ordinateurs ou la négligence des aiguilleurs du ciel.
— Vous m’en voyez soulagé.
— J’en doute. J’aimerais savoir quels faits inhabituels vous seraient apparus, arrivé à ce stade de votre enquête.
— J’ai peur de ne pas pouvoir faire de déclaration au sujet de…» Je m’arrêtai, songeant soudain à toutes ces montres. Non pas que je fusse disposé à leur en parler.
« C’est à peu près ce que j’ai pu entendre de plus vague comme question, monsieur Mayer. »
Le vieux bonhomme m’adressa un sourire désabusé, inclinant vivement la tête. J’avais déjà décidé que ce serait la dernière question de la soirée et je me demandais si je parviendrais à conclure de manière susceptible à ne pas me faire passer pour un salaud.
« Si vous pouviez être un peu plus précis », lui soufflai-je.
Nouveau haussement d’épaules de sa part.
« Si je savais comment décrire les faits, ils n’auraient rien d’inhabituel. Avez-vous découvert un quelconque détail bizarre en rapport avec l’accident ? Y a-t-il eu des observations inexpliquées ? Y a-t-il eu un indice quelconque suggérant que cet accident ait pu avoir pour cause quelque chose de moins évident qu’une défaillance d’ordinateur ?
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Magazine à scandale qui fait ses choux gras des confidences des vedettes, révélations douteuses, crimes crapuleux, apparitions d’ovnis et fariboles parapsychologiques.