J’étais encore en train de la dévisager lorsqu’il y eut une secousse. J’avais une main sur la rampe en caoutchouc ; de l’autre, je lui saisis le bras. Dans un éclair de panique, je songeai : un tremblement de terre ! Puis je regardai autour de nous et me rendis compte que l’escalator avait simplement stoppé.
« Autant peut-être faire les présentations, dit-elle. D’ici qu’on reste coincés des heures. »
Et je ris. « Vous avez l’avantage sur moi : vous connaissez mon nom, mais je n’ai jamais eu le temps de vous demander le vôtre.
— C’est Louise Ba…» Elle se couvrit la bouche et toussa. Une cigarette se consumait dans son autre main. « Louise Ball. » Elle me regarda avec un sourire hésitant comme pour savoir si ça me convenait qu’elle s’appelle Louise Ball. Eh bien, je ne rencontre plus guère de Louise, ces derniers temps, mais c’était toujours mieux que les Luci, les Lori ou les autres gentils noms dont les mamans aiment gratifier leurs filles de nos jours…
Je lui rendis son sourire et cette fois le sien devint éclatant. Vous auriez pu allumer des bougies avec. Je me rendis compte que je la tenais toujours par le coude ; je la relâchai.
« Vous n’êtes pas parente avec la fameuse rouquine ? »
Elle me regarda, ahurie, et je crus avoir trahi mon âge avec cette référence à I Love Lucy. C’est plus tard seulement que m’apparut étrange qu’ait pu lui échapper cette référence à « I Love Lucy ». Avec un nom comme le sien, les petits malins dans mon genre devaient lui avoir fait cent fois le coup.
« Aucune relation. J’espère que je ne vous ai pas trop embarrassé. Je fais toujours des trucs dans ce genre. »
Je croyais toujours qu’on parlait de Lucille Dali puis compris qu’elle évoquait le café qu’elle m’avait répandu dessus. Ça me semblait une bagatelle en comparaison du privilège de partager avec elle cette marche d’escalier mécanique.
« Ne vous inquiétez pas pour ça. »
Comme les gens en dessous de nous, nous entreprîmes à notre tour de descendre les marches d’une hauteur inhabituelle.
J’envisageai pour les écarter plusieurs façons d’engager la conversation. Elle m’attirait comme aucune femme ne m’avait attiré depuis longtemps. J’avais envie de passer la nuit à danser avec elle, de l’enlever dans mes bras, de rire avec elle, pleurer avec elle, de lui tenir une conversation gaie, brillante, pleine d’esprit. D’accord, je n’aurais pas non plus refusé de coucher avec elle. Mais pour arriver à tout ça, il fallait que je commence par l’enchanter, la fasciner par mon esprit, lui offrir quelques-unes de ces répliques sublimes que les vedettes de l’écran savent si bien envoyer dans les comédies un peu dingues.
« Vous habitez par ici ? » Introduction brillante numéro 192. J’en ai un million à votre service.
« Mm-mmm. À Menlo Park.
— Je ne connais pas le coin. Je ne suis venu ici qu’une ou deux fois et je n’ai pratiquement jamais quitté l’aéroport. » Vous me ferez visiter la ville ? Mais je ne pouvais pas me résoudre à lui demander ça. Nous avions fini par nous trouver un petit havre de calme au milieu du fleuve déferlant de l’humanité. Il fallait presque se parler en criant.
« C’est de l’autre côté de la baie de San Francisco. Sur la péninsule. Je prends le métro pour travailler.
— Le BART ? »
À nouveau, cette même pause ; l’air interdit, comme si des bandes d’ordinateur se dévidaient sous son crâne et puis, bingo :
« Ah oui, bien sûr, le Bay Area Rapid Transit[12] »
Un silence embarrassant commençait à s’instaurer entre nous. J’avais le sombre pressentiment qu’elle m’échapperait bientôt à moins que Cary Grant ne vole à mon secours avec une réplique bien tournée.
« Alors vous devez bien connaître l’est de la baie.
— Pourquoi me demandez-vous ça ?
— Je me demandais si vous connaîtriez un bon restaurant. Les seuls que je connaisse sont autour de l’aéroport.
— Je me suis laissé dire qu’il y en a des sympas du côté de Jack London Square. »
Elle était plantée là, à me sourire. J’hésitai encore – sans blaguer, je suis toujours emprunté avec les gens dont je viens de faire la connaissance, sauf dans le cadre du boulot. Mais elle n’était manifestement pas pressée d’aller où que ce soit, alors tant pis :
« Dans ce cas, voulez-vous dîner avec moi ?
— J’ai bien cru que vous ne vous décideriez jamais. »
Son sourire était meilleur que des amphés et pire que de l’héroïne. Je veux dire, bon, je me sentais comme si j’avais été piétiné par un éléphant et voilà que tout à coup on était ensemble, et c’était exactement comme d’avoir de nouveau vingt ans et de s’éveiller à l’instant d’une bonne nuit de sommeil.
D’un autre côté, je pressentais un risque d’accoutumance et pour sûr, voilà qui me désorientait bougrement. Nous étions déjà en train de traverser sous le crachin le parc de stationnement, et moi qui bavardais et bavardais comme un malade – quand je me souvins d’avoir moi-même une voiture qui m’attendait devant chez Hertz. Je lui en parlai et elle leva les yeux vers le ciel. La pluie s’était mise à tomber plus fort.
« Pourquoi ne pas prendre la mienne, après tout ? Je pourrai toujours venir vous redéposer plus tard. »
Ça me parut une bonne idée – jusqu’à ce que je découvre sa voiture.
C’était une sacré putain de voiture. Je la regardai, puis je regardai la fille. Elle me souriait avec candeur, aussi je reportai mon attention sur la tire.
Je ne sais même pas ce que c’était au juste, à part qu’elle était italienne, qu’elle donnait l’impression d’avoir été construite dans vingt ou trente ans d’ici, qu’elle devait faire dans les soixante-cinq centimètres de haut et bien dix mètres de long et que même arrêtée, elle avait l’air de faire du cent soixante. J’estimai qu’elle devait valoir dans les soixante soixante-dix bâtons.
Bon, d’accord. C’est la bagnole de son petit ami. Ou alors elle a de juteux revenus annexes. Peut-être qu’elle vient de perdre un oncle richissime ou bien ses parents avaient du fric. Il était impossible qu’elle ait pu se payer un tel engin avec son salaire d’employée de guichet d’aérogare.
Franchement, je commençais à avoir des doutes sur son compte. Tout un tas de petits détails qui collaient mal. Par exemple : avec cette tire dans son garage, elle prenait le « métro », pour aller bosser ?
Et puis, disons les choses carrément : avec un visage et un châssis comme ça, elle avait envie de sortir avec un type comme moi ?
Je commençai à craindre d’être tombé sur une groupie des catastrophes. Ça existe, bien que le genre tende à être masculin. Mais quand ce sont des femelles, elles peuvent être des plus bizarres. Soudain me revint le souvenir de ce matin, dans le hangar, quand elle avait pris ses jambes à son cou devant moi. Elle était en train d’examiner attentivement les sacs-poubelles pleins de débris. Est-ce qu’elle prenait son pied avec ça ?
Là-bas, dans l’aérogare, elle m’avait paru un rêve impossible. Aussi, quand j’avais fini par comprendre qu’elle essayait de m’aider, qu’elle désirait vraiment dîner avec moi et faisait son possible pour m’amener à l’inviter, je ne m’étais pas interrogé sur ma bonne fortune. Mais que recherchait-elle réellement chez moi ? Je doutais que ce fût ma bonne mine ou ma conversation.
Je me casai comme je pus dans le siège du passager et elle manœuvra pour sortir. Sous le capot, la tornade transalpine grondait comme un gros chat. Le bolide rejoignit en ronronnant la queue de voitures au péage de sortie. Elle me regarda.