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« C’était vraiment si moche que ça, aujourd’hui ? »

Parfait. Nous y voilà. Plus qu’à déballer mon film d’horreur pour la dame.

« Terrible.

— Alors, on laisse tomber. Interdit ce soir d’évoquer les catastrophes. On ne parlera même pas d’avions. »

Donc il y avait une autre théorie derrière tout ça. Je n’arrivais pas à cerner d’où elle pouvait sortir. Comme nous approchions la barrière de péage, je l’étudiai de nouveau à la lueur bleutée des lampadaires. Un autre détail me chiffonnait depuis le début.

C’étaient ses habits. Ils n’avaient rien d’anormal. Ils lui allaient bien. Simplement, ils étaient démodés. Elle avait repassé ses vêtements de ville et je n’avais rien vu de tel depuis au moins dix ans. Sans me targuer d’être une autorité en matière de mode, même moi j’arrivais à voir qu’ils ne collaient pas ensemble. La jupe n’allait pas avec le corsage. Elle était trop courte et le tissu du corsage était assez fin pour que je voie qu’elle portait un soutien-gorge.

J’en étais là de mes réflexions perplexes lorsqu’elle paya son ticket de parcage en déversant une poignée de pièces dans les mains du guichetier pour le laisser se servir lui-même. Je me rappelle avoir eu une attitude identique à l’aéroport de Calcutta.

Puis elle lança son bolide vorace et fuselé sur la bretelle d’accès et nous fit décoller sans attendre l’autorisation de la tour. On se serait cru dans une de ces pubs télévisées où ils veulent absolument vous prouver que leur véhicule est plus destiné aux lignes aériennes qu’aux simples nationales. On gagna l’autoroute sans un arrêt et là, elle mit vraiment le paquet : elle se faufilait entre les voitures, en profitant de trous dans la circulation invisibles pour moi, exactement comme si les autres véhicules n’étaient que des obstacles immobiles.

Après le premier accès de terreur, je cessai de chercher du pied une pédale de frein absente et me renfonçai dans mon siège pour admirer la performance.

Putain, cette fille savait piloter.

Elle m’emmena à Jack London Square. J’en avais entendu parler, mais n’avais jamais visité le coin. Ça avait l’air du piège à touristes, mais enfin je ne suis pas un gastronome.

Elle se gara et je desserrai mes doigts agrippés aux flancs du baquet ; je parvins à m’extraire de l’habitacle, tout surpris d’être encore capable de respirer et surtout d’avoir la vie sauve. Elle me regarda comme si elle ne voyait pas ce qui pouvait clocher. Je me sentis soudain terriblement vieux. Je décidai qu’en fin de compte elle n’était peut-être pas allée si vite que ça, que c’était moi qui virais au fossile. Je conduisais moi aussi certainement aussi vite durant ma période hot-rod. Et je ne parle pas des chaleurs qu’on se faisait dans l’aéronavale…

Elle nous conduisit dans un restaurant nommé Chez Antoine qui était bien évidemment bondé. Naturellement, on n’avait pas réservé. Le maître d’hôtel m’annonça trois quarts d’heure d’attente. Je mis la main à mon portefeuille, pensant pouvoir lui graisser un peu la patte lorsqu’un miracle se produisit : il posa l’œil sur Louise.

Je suppose que l’idée de la voir faire le pied de grue dans le hall lui parut insupportable. Je ne l’avais vue rien faire de spécial – hypnose, peut-être ? En tout cas, il y eut soudain une table libre près de la verrière donnant sur le bord de mer.

Il y avait quantité de bateaux amarrés, ballottés par la houle et trempés par la pluie. C’était superbe. Je commandai un double scotch avec de la glace et elle décida de prendre la même chose. Ça me plut. Je n’ai jamais compris pourquoi les gens veulent absolument boire des trucs qui sentent le bonbon, avec des ombrelles en papier fichées dessus.

Le menu était en français. Et vous savez quoi ? Elle le parlait comme une autochtone. Aussi la laissai-je commander, en espérant simplement qu’elle n’allait pas me coller des escargots, des huîtres ou autres horreurs.

Nos apéritifs nous arrivèrent avec une célérité proche de celle de la lumière. Je pouvais voir dans l’œil du garçon que Louise avait fait une nouvelle conquête.

Quelqu’un se mit à jouer du piano. Louise marqua une pause et je lui vis encore ce regard. Elle consultait ses banques de mémoire, mais ce coup-ci, elle n’eut pas à chercher loin :

« As Time Goes Bye[13] », fit-elle.

— Tu l’as dit, mon p’tit, et je levai mon verre.

Elle éclusa le sien cul sec. J’ai dû faire un drôle d’air.

« J’en avais besoin », expliqua-t-elle.

Je fis signe au garçon et, ça ne rata pas, il avait les yeux sur Louise. Une partie de son charme magique avait dû déteindre sur moi car il fut là très vite, avec un second verre.

« Ça m’en a tout l’air. » J’en avais bien besoin d’un, moi aussi, mais je sirotai le sien. Elle était assise légèrement de biais, un bras passé sur le dossier, les jambes allongées sous le côté de la table. Elle paraissait totalement détendue et plus belle que jamais. Elle pencha légèrement la tête.

« Qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien. Rien du tout. Ne vous fâchez pas, mais il faut absolument que je vous le dise. Vous êtes très belle et je fais mon possible pour ne pas vous déshabiller du regard. »

Un petit sourire creusa ses fossettes et elle accepta le compliment d’un hochement de tête un rien désabusé.

« J’ai du mal à croire à ma bonne fortune. » Le sourire s’évanouit quelque peu : « Je ne sais pas comment je dois prendre ça.

— Je veux dire, je sais que tout le monde peut voir ce que je vois en vous, mais j’ai du mal à comprendre ce que vous pouvez me trouver. »

Elle se redressa légèrement et son sourire s’effaça encore plus. À vrai dire, c’était presque une grimace renfrognée, à présent.

« Au risque de sembler vous avoir pris en pitié, vous paraissiez seul et déprimé. Vous donniez l’impression d’avoir besoin d’un ami. Eh bien, moi aussi. Et je n’en ai aucun. J’avais envie d’oublier tout ce que j’ai vu aujourd’hui et j’ai pensé que ça ne vous ferait pas de mal non plus, à vous. Mais si vous…

— Attendez, je suis désolé d’avoir dit…

— Non, laissez-moi terminer. Je ne vous fais aucune faveur. Et je ne cherche pas à vous extorquer quelque chose. Je ne suis pas une journaliste. Je ne suis pas une malade des catastrophes. Ne parlez pas de moi comme de votre “bonne fortune“. Je suis moi, et si j’ai accepté votre invitation, c’est parce que j’ai été impressionnée par votre façon, durant la conférence de presse, de faire apparemment tout votre possible pour démasquer les erreurs commises par les gens pour qui je travaille et alors j’ai pensé que ça me plairait peut-être bien de faire votre connaissance. »

Elle me jaugea de pied en cap, le regard clinique.

« Bien sûr, j’ai pu me tromper. »

Je n’avais, jusqu’à cet instant, pas imaginé qu’elle pût être une journaliste. Je ne le pensais toujours pas. Je n’allais quand même pas passer des heures à m’interroger là-dessus, d’autant que je pouvais constater à présent que j’étais sur le point de ruiner quelque chose de superbe avec mes bêtes soupçons.

« Je regrette d’avoir dit ça.

— Eh bien, c’est dit, c’est dit. » Elle soupira et détourna les yeux. « Peut-être que j’ai été un peu dure avec vous.

— Je l’ai bien cherché.

— Ça a été une dure journée. » Elle contempla son second verre. Elle l’éclusa. Je fis de même, espérant que mon opinion quant à sa capacité à ingurgiter les boissons fortes n’était pas erronée. Ça ne serait pas drôle si en plus elle avait le vin triste.

Elle demanda : « Quel âge avez-vous ?

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13

Pour plus de détails sur ces nouvelles (entre guillemets) ou romans (en italiques) voir infra. (N.d.T.)