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— J’ai hâte de récupérer ce garçon, fais-je. Cours chercher un lasso !

Il disparaît.

Nous revoici de nouveau en tête à tête, Nini et moi. Elle a perdu son côté agressif. La réaction se fait et ce brave grenadier vadrouille dans des songeries moroses.

— Dans quelle branche travaille votre chère Rebecca ? demandé-je.

— Publicité. Elle est à « Néo-Promo ».

— Elle sort beaucoup ?

— Pas plus que moi. On ne se quitte jamais…

— Attendu que vous êtes toutes deux natives d’Arras, chef-lieu du Pas-de-Calais ? chantonné-je. Cependant elle a accepté mon invitation à dîner sans trop se faire prier.

— Elle avait ses raisons…

— Elle vous les a fait valoir ?

— Elle m’a dit qu’elle devait voir quelqu’un d’important en compagnie de sa sœur et de son beau-frère au sujet de leur garnement.

— Car vous êtes jalouse ?

Nini sort de la poche de sa chemise un cigare logé dans un étui de métal et l’allume rudement, sans souscrire au rituel ordinaire.

— En quoi notre vie privée vous concerne-t-elle ? riposte le compagne de Rebecca.

— Quand on a une carcasse de bonhomme assassiné sur sa terrasse, votre vie privée devient publique à une vitesse grand « V », mon pauvre madame, c’est désastreux, mais c’est ainsi, le monde est féroce : les ennuis enfantent des ennuis. Ce qui m’intéresse, entre autres choses, c’est de bien connaître votre mode de vie à toutes les deux. Avant de chercher à savoir qui a tué le prénommé Vladimir, je dois comprendre la raison de sa présence chez vous ! C’est primordial. D’après vos premières déclarations, à l’une et à l’autre, vous, vous ne l’aviez jamais aperçu et Rebecca le connaissait seulement de vue. Rien d’anormal ne semble s’être produit ici. Pourtant, avant-hier soir, votre amie découvre un mort au-dessus de votre chambrette. L’attitude de la douce Rebecca est alors pour le moins étrange. Au lieu d’appeler au secours, elle garde pour elle sa macabre trouvaille comme l’écriront avant l’aube les journalistes. Elle laisse se faisander Vladimir avant de tenter quelque chose de timide et prévient la police par la bande, en faisant le grand tour. A croire qu’elle n’est pas consciente de la gravité de la chose et qu’elle espère l’arranger, comme on se fait sauter une contredanse par un copain de la Préfecture. Vous trouvez son comportement satisfaisant, vous ?

— Non, assure violemment l’ogresse, aussi allons-nous en avoir le cœur net ; venez avec moi !

Je la suis, plein d’espoir, en me disant que son autorité maritale obtiendra peut-être des résultats supérieurs à ceux que me vaudrait mon autorité policière.

Nous déboulons au pas de charge sur un spectacle qui mérite d’être apprécié des amateurs.

Effectivement, contrairement à ce que j’escomptais, les six copines de vacances du couple ne sont pas parties. Mieux : elles se sont mises à l’aise, entendez par là que l’une d’entre elles s’est dévêtue et drapée dans un rideau de fenêtre en velours de soie bleu. Elle fait face à Pinaud, lequel est également enchitonné dans le second rideau. La Vieillasse a posé son chapeau. La misérable végétation qui désole son chef s’y trouve collée par la sueur comme des algues vénéneuses sur un récif. Son nez est plus tordu que jamais, que dis-je : que toujours ! Les yeux clos, il déclame d’une voix pareille au coup de frein d’un funiculaire dont le câble vient de péter :

Et si tu peux calmer le courage d’Aegée, Qui voit par notre choix son ardeur négligée, Fais état que demain nous assure à jamais Et dedans et dehors une profonde paix.

A quoi sa partenaire rétorque, comme il sied en pareil cas lorsqu’on entend interpréter le rôle de Créuse :

Je ne crois pas, Seigneur que ce vieux roi d’Athènes, Voyant aux mains d’autrui le fruit de tant de peines, Mêle tant de faiblesse à son ressentiment…

— Non, mais je rêve, bordel de Dieu ! tonne Nini. Qu’est-ce que c’est que ce circus ? Où vous croyez-vous ? Au Français ? J’ai un cadavre à demi décomposé sur ma terrasse, les flics sur le paletot et le scandale au cul, et pendant ce temps ces connards décrochent mes rideaux pour jouer Médée !

Le spectacle s’arrête comme à l’opéra lorsque la basse noble, au lieu d’entonner son grand air, se met à gueuler au feu. Pinaud, pantelant sous sa charge de velours, a l’air aussi con qu’une valise sans poignée. Quant à l’héroïque Béru, il tente l’impossible, à savoir une justification de cette scène burlesque.

— Les rideaux décrochés, c’était pour récupérer les cordons, assure Sa Proéminence.

— Et comme je le supposais, j’ai appris qu’une de ces personnes suivait des cours d’art dramatique, bêloche Pinauche. Je n’ai pu résister au plaisir de l’auditionner !

Nini s’étrangle avec la fumée de son havane.

— Montrez-moi votre carte de matuche, mon vieux ! m’ordonne-t-elle, car j’ai des doutes, c’est pas possible que vous soyez réellement commissaire en ayant pour sbires des gugus de cet acabit.

Un grand désarroi emplit l’appartement. Ça ressemble à ces soirées joyeuses au cours desquelles un invité se brise les vertèbres cervicales en faisant le pitre. Le drame éteint mal les rires. La joie est un incendie tenace qu’il faut entièrement noyer pour en venir à bout. Il fléchit ici, pour reprendre là. Les flammes meurent pour mieux renaître dans leurs cendres. Moi, j’ai beau me dire qu’on baigne dans le macabre, dans le mystère, dans le lugubre, une énorme rifouille me taraude l’entraille à la vue de la frite impossible de Nini courroucée, son cigare battant la mesure entre ses dents grelottantes de fureur ! De Pinaud en vieux roi mage pour crèche d’asile de nuit ! De Béru, veste tombée, cravate dénouée, et dont les mains avides pétrissent à la volée un bras ou une épaule inattentifs à ses hardiesses ! Une harmonie prodigieuse dans le plus pur burlesque !

— Un cadavre sur la terrasse ! s’égosille l’une des donzelles. Tu plaisantes, ma Nini ! Un cadavre de quoi ? De chat, de pigeon, de piaf ?

— Un cadavre de gangster ! répond l’interpellée. Où est Rebecca ?

Je sursaute. C’est vrai, ça, la gosse n’est plus là.

— Elle a passé un manteau et dit qu’elle avait une course urgente à faire ! répond une rouquine.

Oh, que je déteste ça ! Brusquement, ces demoiselles pérorent, jacassent, tohu-bohutent en chœur et en cadence. Elles assaillent Nini de questions sans lui laisser le temps de donner des réponses ! Elles exclament leur stupeur, font le siège de Béru et de la Vieillasse pour savoir. M’interpellent ! M’interpolent ! M’interviouvent ! M’interceptent ! Six femelles curieuses, croyez-moi, ça équivaut à deux typhons, quatre ouragans ou huit tornades, au choix. On est pris à partie, aux parties, prêt à partir. On nous miaule des avidités. Ça jaillit à gauche, à droite, par en dessus, par en dessous. J’essaie de refouler le flot impétueux, de me tirer de la vague houleuse. Faut que j’avise, que je dispositionne. Rebecca a gerbé ! Où est-elle allée ? Quelle nouvelle lubie l’a saisie, cette bizarre souris brouteuse ? A-t-elle eu peur ? S’est-elle sauvée ? Alerte à toutes les voitures de police ! Verrouillez les gares, les aérogares, les péages, les ports salut, les bases de lancement ! Faut qu’on la retrouve, Rebecca… Y a urgence !