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Sauter d’une table à l’autre sur un seul pied sans les faire basculer n’est pas donné à la première ballerine venue. À plus forte raison à une adolescente rondelette qui ne crachait ni sur le rab de frites à la cantine ni sur les goûters. L’exercice était périlleux. Certains de ses camarades l’encourageaient en battant des mains, d’autres restaient, comme moi, saisis par la prouesse. Elle sautait sans économie, très haut, comme si chacun de ses pieds pouvait la propulser jusqu’au plafond. Nous étions en hiver, elle rebondissait sur d’épaisses chaussettes de laine qui amortissaient le son mais multipliaient les risques de dérapage. Elle aurait pu glisser en fin de course, tomber sur les fesses en arrivant au paradis, se briser les reins sur un coin de table ; pas du tout. Virevolte et parcours en sens inverse. Je fis taire ceux de ses camarades qui scandaient le rythme en claquant des mains. La prouesse s’acheva en un film muet d’une grâce absolue. Révérence. Applaudissements.

Cette élève voulait être notaire.

Elle était de loin la fille la plus dissipée, la plus impertinente de sa classe, voire de l’établissement. Chaque trimestre elle frisait le renvoi définitif. (Elle aussi constituait un problème dont le corps enseignant aurait aimé effacer l’énoncé.) Et elle voulait être notaire ! Avait-elle des notaires dans sa parentèle ? Aucun. Alors pourquoi notaire ?

— Parce que j’adore fourrer mon nez dans les affaires des autres, monsieur !

Après cette réponse à la Zazie elle précisa qu’elle serait notaire en province, dans une petite ville où chacun connaît chacun, envie chacun, médit de chacun, et où le notaire est seul à les connaître tous.

— Il les connaît, eux et leurs aïeux, au moins jusqu’à la septième génération ! conclut-elle, gourmande.

Aussi étrange que cela puisse paraître j’imagine le notaire de Melville animé par la même satisfaction de connaître son monde, et la même curiosité d’en savoir toujours davantage. Presque un appétit.

En dépit de l’image grise et noire que le public se fait de vous, notaires, vous exercez le métier le plus vivant qui soit. Le plus intéressant. Toute votre existence passée à voir s’éteindre, naître et s’accomplir celles des autres… Tant de biographies dorment dans le secret de vos classeurs ! Et tous ces morts font l’humus où ont poussé les vivants qui viennent chez vous, quotidiennement, réclamer une part d’héritage, faire appel d’une décision, affiner l’impôt sur la fortune, proposer un montage financier, bâtir le château de cartes des sociétés-écrans, garantir le patrimoine des enfants ou se protéger au contraire de leurs appétits précoces. On est le notaire, on a tout lu dans ces dossiers, tout entendu dans ces rendez-vous. Sans y prendre garde on est devenu spécialiste de l’espèce humaine. On sait tout sur tous et on connaît le fonctionnement de chacun. On a écouté toutes les confidences, soupesé toutes les argumentations, assisté à la turgescence de tous les désirs, enduré les plaintes de toutes les frustrations. On a vu s’élaborer le mensonge sous toutes ses formes et on a laissé des vérités humainement incontestables se noyer dans les froides profondeurs du droit. On connaît toutes les sources du désespoir, toutes les raisons du contentement, et ces petites éternités de fureur ou de joie célébrées dans les fauteuils de notre bureau, on les sait provisoires. On sait tout du désir des uns et des autres car la seule affaire de notre étude, en vérité, c’est le désir, l’inextinguible appétit de l’animal social. Le désir est notre seul client. Ayant saisi cela, on vit dans la certitude de comprendre l’être humain. Cette certitude alimente notre besoin d’en savoir davantage et fait de ce métier, réputé monotone, l’aventure la plus passionnante qui soit pour un esprit curieux. Voyons un peu ce que désire ce nouveau client. Voyons ce qui l’anime. Voyons sous quelle bannière il croit avoir placé sa vie…

Or, voici qu’un matin d’été un jeune homme s’encadre dans votre porte. Celui-là n’est pas un client, et celui-là ne veut rien.

36

Je vins peu à peu à me persuader que mes désagréments relatifs au scribe étaient prédestinés de toute éternité, que Bartleby avait été nanti d’un billet de logement pour mon étude par une très sage Providence, et cela pour quelque mystérieux dessein qu’il ne m’appartenait pas à moi, simple mortel, de sonder.

« Oui, Bartleby, pensai-je, reste là derrière ton paravent, je ne te persécuterai plus ; tu es aussi inoffensif, aussi peu bruyant que n’importe laquelle de ces vieilles chaises ; bref, je ne me sens jamais autant en paix que lorsque je te sais là. Je le vois, je l’éprouve enfin ; je pénètre la raison d’être prédestinée de ma vie. Je suis satisfait. D’autres peuvent avoir des rôles plus élevés à jouer ; quant à moi, ma mission en ce monde, Bartleby, est de mettre mon étude à ta disposition aussi longtemps que tu trouveras bon d’y rester. »

Je crois que ce sage et bienheureux état d’esprit eût persisté sans les remarques peu charitables dont me gratifiaient spontanément les collègues qui venaient me rendre visite. Je me rendis compte que, dans le cercle de mes relations d’affaires, un murmure d’étonnement courait de bouche en bouche à propos de l’étrange individu que j’avais à mon étude. Cela m’ennuya fort. L’idée me vint que Bartleby pourrait bien atteindre un âge avancé, continuer à occuper mes bureaux et à défier mon autorité, exposer au scandale ma réputation professionnelle, se maintenir en vie jusqu’au bout grâce à ses économies (sans aucun doute il ne dépensait que quelques sous par jour) et, venant peut-être à me survivre, réclamer enfin la possession de mon étude en vertu du droit que lui conférait son occupation perpétuelle.

Que vais-je faire ? Que dois-je faire ? Qu’est-ce que ma conscience me dicte au sujet de cet homme, ou plutôt de ce fantôme ? Me débarrasser de lui s’impose. S’en aller, c’est bel et bien ce qu’il fera. Mais comment ? Tu ne vas pas jeter une créature aussi désarmée à la porte ? Tu ne vas pas te déshonorer par un pareil acte de cruauté ? Non, j’aimerais mieux le laisser vivre et mourir ici, quitte à sceller ensuite ses restes dans les murs. Que feras-tu donc ? En dépit de toutes tes exhortations, il ne s’en ira point. Il est clair qu’il préfère se cramponner à toi.

Alors, il faut prendre une mesure sévère, exceptionnelle. Quoi ! tu ne vas tout de même pas le faire appréhender par un agent de police et commettre à la prison commune son innocente pâleur ? D’ailleurs, sur quoi t’appuierais-tu pour perpétrer cela ? Sur le fait que c’est un vagabond ? Comment ! Un vagabond, un rôdeur, lui qui refuse de bouger ? C’est justement parce qu’il ne veut pas être un vagabond, que tu cherches à le classer comme tel ! Pas de moyens d’existence visibles, là je le tiens ! Point du tout, car il est indubitable qu’il subvient à son existence, et c’est là pour un homme la seule façon irréfutable de prouver qu’il en a les moyens.

Il suffit ; puisqu’il ne veut pas me quitter, il faut… Il faut que je le quitte ! Je changerai de bureau ! J’émigrerai ailleurs, et je le préviendrai honnêtement que si je le trouve dans mes nouveaux locaux, je le poursuivrai en justice pour pure et simple violation de domicile.

37

Je descendais les escaliers du métro quand elle m’apprit son suicide. Le téléphone vibre dans ma poche. Elle m’annonce le suicide de son mari. Mon frère. Le cœur battant, je m’assieds sur une marche. Mais non, mais non, tentative, seulement. Tentative ratée. Il est tiré d’affaire. À l’hôpital. Lavage d’estomac.