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La mère répondait en riant :

— Il a raison, je lui donnerai tout, et à toi pas un kopeck !

Le frère concluait :

— C’est comme ça, mon petit gars. Dans la vie, faut savoir se placer.

Du rire de notre mère — qui avait le caractère plutôt sombre — je me rappelle la clarté. Quelle luminosité à ces moments-là !

Beaucoup plus tard, vieux messieurs devenus, promenant nos chiens dans la garrigue, j’interrogeai Bernard sur son statut de fils préféré.

— C’était lourd, répondit-il.

Il n’ajouta pas grand-chose, me laissant le soin de soupeser le fardeau de l’idéalisation. Chacun de nous à notre façon l’avait installé à une hauteur dont il aurait bien aimé descendre, mais comment faire ? Son extrême gentillesse, sa serviabilité, son calme, sa discrétion, son refus de dramatiser, sa lucidité, son attention, son ironie douce avaient fait de lui la référence implicite des uns et des autres. En sa présence, on ne se fâchait pas. Il incarnait l’équilibre familial. Par exemple, il était mon défenseur naturel. Dès mes premiers rapports avec l’institution scolaire je fus mauvais élève, affabulateur et voleur domestique. Il me restait tout de même quelques qualités et quand on me faisait un reproche qui tenait plus aux préjugés qu’à la réalité des faits, il corrigeait tranquillement mon accusateur en déclarant que non, Daniel n’est pas comme ça. Il apportait les preuves sans véhémence, on le croyait, le débat était clos.

— Oui, c’était plutôt pénible à porter, finalement, cette histoire de fils préféré.

Nous lui avions fait une réputation sur laquelle reposait le confort mental de notre tribu ; une tribu close sur elle-même où rien, jamais, ne se disait d’intime, où l’on faisait de l’esprit pour n’avoir ni à parler de soi ni à s’inquiéter réellement de l’autre, une tribu dont l’harmonie faisait l’admiration des collatéraux et des visiteurs mais dont chaque membre, séparément, tournait dans la cage de sa solitude. Extrême dignité du père ? Timidité congénitale ? Pudeur ? Affaire d’époque, d’éducation, de tempéraments ? Nous ne parlions qu’autour de ce qu’il y avait à dire. Souvent en commentant les livres que nous lisions. La Littérature nous servait de camp retranché.

Onze années de chambre commune mon frère et moi, davantage peut-être de conversations téléphoniques, le tour de la terre à promener nos chiens ensemble, des parties d’échecs qui frisaient l’éternité et je pourrais compter sur les doigts d’une seule main les secrets que nous avons échangés ! Quand, alarmé par son air d’abandon, j’essayai, par exemple, de l’engager sur le terrain de la confidence conjugale, il m’arrêta doucement :

— Mon pauvre Daniel, tu n’imagines pas à quel point les femmes sont différentes de nous.

Fin de la conversation.

Bref, la confidence n’était pas dans nos mœurs. Nous étions les derniers représentants du monde du silence : deux mérous, lui et moi, occupés à jouer aux échecs pour le plaisir de ne pas battre l’autre. Tout autour de nous et tout au long de nos vies, la parole se libérait, les barrages cédaient, l’intimité se répandait hors des familles, des couples, des amitiés, des entreprises, des partis politiques, elle envahissait les journaux, les écrans, la rue, le Net. La collision des sphères privées et publiques créa finalement un raz de marée si universel qu’aux plus hautes instances de l’État on put même entendre un président de la République déclarer publiquement qu’avec Une telle « c’était du sérieux ».

Nous, nous promenions nos chiens en nous taisant et, quand nous nous perdions de vue dans la montagne, nous nous retrouvions en sifflant entre nos doigts.

42

Une fois établi dans mes nouveaux quartiers, je tins ma porte verrouillée pendant un jour ou deux, tressaillant à chaque bruit de pas dans les couloirs. Lorsque je regagnais mes bureaux après ne fût-ce qu’une courte absence, je m’arrêtais un instant sur le seuil pour écouter attentivement avant d’introduire la clef dans la serrure. Mais ces craintes étaient superflues, Bartleby ne revint jamais dans mes parages.

Je pensais que tout allait bien, quand je reçus la visite d’un inconnu qui me demanda d’un air soucieux si je n’avais pas occupé récemment des bureaux au numéro*** de Wall Street.

Plein de pressentiments, je répondis que oui.

— Alors, monsieur, dit l’inconnu, qui s’avéra être un homme de loi, vous êtes responsable de l’individu que vous y avez laissé. Il refuse de faire de la copie, il refuse de faire quoi que ce soit. Il dit qu’il préfère s’abstenir ; et il refuse de quitter les lieux.

— Je regrette beaucoup, monsieur, répondis-je avec une feinte tranquillité, en vérité l’homme auquel vous faites allusion ne m’est rien, il n’est ni mon parent ni mon employé, et vous ne sauriez me rendre responsable de lui.

— Au nom du Ciel qui est-ce ?

— Je suis parfaitement incapable de vous renseigner. Je ne sais rien de lui. Je l’ai naguère employé comme copiste mais il y a quelque temps qu’il n’a rien fait pour moi.

— Je lui réglerai son compte, alors. Au revoir, monsieur.

Plusieurs jours passèrent et je n’entendis plus parler de rien. La charité me disait souvent de me rendre sur les lieux pour voir le pauvre Bartleby, mais certaine crainte frileuse de je ne sais quoi me retint toujours.

Cette fois, c’en est fait de Bartleby, pensai-je lorsqu’une nouvelle semaine se fut écoulée sans que j’eusse entendu parler de lui. Mais le jour suivant, en arrivant à mon bureau, je trouvai plusieurs personnes qui m’attendaient devant ma porte dans un état d’extrême surexcitation.

— C’est lui, le voilà qui arrive ! s’écria le chef de file, en qui je reconnus l’homme de loi dont j’avais déjà reçu la visite.

— Il faut l’emmener sur-le-champ, monsieur, s’écria un personnage corpulent en s’avançant vers moi (c’était mon ancien propriétaire de Wall Street). Ces messieurs qui sont mes locataires ne peuvent pas supporter plus longtemps cet état de choses. Monsieur B. (il désignait l’homme de loi) l’a mis à la porte de son bureau, et maintenant il persiste à hanter l’ensemble de la maison ; il s’assoit sur la rampe de l’escalier pendant la journée et, la nuit, il dort dans le vestibule. Tout le monde se plaint. Les clients désertent les bureaux ; on craint même une émeute ; il faut que vous fassiez quelque chose, et cela sans délai.

43

Grand soulagement du public, cette arrivée des râleurs ! Depuis un certain temps, le silence dans la salle était à couper au couteau. Chaque spectateur se sentait enfermé dans la folie du notaire. Jusqu’où irait-il ? Ce n’était plus Bartleby le sujet du suspense, c’était lui désormais, le notaire déboussolé. Ses réactions suscitaient des « Ho ! », des « Noooon ! », des « Quand même ! ». À voix étouffée, certes, mais audibles de la scène. La panique du notaire avait gagné les cœurs. Pour extravagante qu’elle parût d’abord, sa décision de déménager fut admise, finalement, comme une solution acceptable. Il n’y avait plus de quoi rire. On comprenait sa terreur de voir Bartleby le rejoindre où qu’il fût. Un grand nombre de spectateurs l’avaient vécue, cette quête étouffante de la solution introuvable. Ils me le disaient à la sortie du théâtre : parents affligés d’un adolescent silencieux, mère d’une fille anorexique, professeurs impuissants devant une classe frappée d’autisme, propriétaires pestant contre des locataires indélogeables, employeur dynamique contre employé amorphe… C’est fou ce que Bartleby faisait « penser à ».