Выбрать главу

Le 6 avril de cette année-là, un rêve me le confirma.

Je l’ai noté.

Le voici.

Nous sommes en voiture, Bernard et moi, sur l’autoroute du Sud, nous allons chez nos parents. Il me demande des nouvelles de la pièce.

— Ça marche, ton Bartleby ?

— Oui, regarde. Et je lui tends une lettre de Mme A, la directrice de l’établissement où Alzheimer a conduit notre frère puîné sept mois plus tôt. Mme A y déclare avoir vu le spectacle et l’avoir beaucoup aimé. Bernard prend la lettre, commence à la lire mais, brusquement, je me rappelle que dans cette même lettre Mme A me parle de sa mort, à lui, Bernard. Elle me présente des condoléances tardives. Alors, je lui arrache la lettre des mains, prétextant qu’elle est « incomplète ». Je ne veux pas qu’il apprenne sa propre mort de cette façon.

54

Le jour même, je me rendis aux Tombes où je demandai à voir Bartleby.

Comme aucune charge infamante ne pesait sur lui et qu’il se comportait d’une façon parfaitement inoffensive et sereine, on lui avait permis d’errer librement à travers la prison, notamment dans les cours intérieures tapissées de gazon. Et je le trouvai là, qui se tenait tout seul dans la plus tranquille des cours, le visage tourné vers un haut mur, cependant qu’alentour, à travers les fentes étroites des fenêtres de la prison, je croyais voir les meurtriers et les voleurs darder sur lui leurs regards.

— Bartleby !

— Je vous connais, répondit-il sans se retourner — et je n’ai rien à vous dire.

— Ce n’est pas moi qui vous ai envoyé ici, Bartleby, répondis-je, vivement peiné par son soupçon implicite. D’ailleurs pour vous cet endroit ne devrait pas être un lieu tellement infâme : aucun déshonneur n’en rejaillit sur vous. Et voyez, ce n’est pas aussi triste, ici, qu’on pourrait le croire. Regardez, il y a là le ciel, et ici le gazon.

— Je sais où je suis, répondit-il.

Après quoi, il ne voulut plus rien me dire, et je le quittai.

55

Nous sommes tous fous. Singulièrement quand nous rendons visite à ceux qui ont perdu la raison. Notre frère puîné était depuis quelques années atteint de la maladie d’Alzheimer. Bernard en assurait la tutelle. Il le visitait tous les jours dans la maison de Mme A. Moi, Parisien, je venais plus rarement, et j’étais un piètre visiteur. Dès que je me trouvais en sa présence je me sentais tout à fait empêché. Me reconnaissait-il ? En réalité, c’était moi qui ne le reconnaissais pas, et j’en étais paralysé. Où était passé ce frère-là ? Je ne le retrouvais plus dans ce grand corps habité par un enfant aux yeux perdus qui ne savait plus manger seul. Tous les Noëls de notre jeunesse il nous avait comblés de cadeaux somptueux. C’était le tempérament le plus généreux de la tribu et le salaire le plus important. Bernard l’appelait en souriant « ce qui se fait de mieux dans la maison ». Il m’avait offert ma première machine à écrire au prétexte que, les éditeurs n’acceptant pas les manuscrits, il fallait que je tape mes textes si je voulais être publié un jour. Il avait payé mes loyers d’étudiant (mes études tirant pourtant en longueur), il m’avait donné ma première voiture, et durant les derniers étés de sa lucidité nous avions fumé nos pipes ensemble, chez moi, dans le Vercors, à la chaleur du même feu, en jouant nous aussi aux échecs. Et me voilà dans sa chambre à ne savoir que faire parce qu’il n’était plus le frère que j’avais connu : où est la vraie folie ?

Un jour que je lui avais apporté du chocolat je restai pétrifié à le voir dévorer l’emballage qu’il avait vidé de son contenu. Bernard était entré dans la chambre à ce moment-là, lui avait doucement retiré le carton de la bouche et lui avait mis un chocolat dans la main :

— Non, mon vieux, le comestible, c’est plutôt ça.

56

Comme je regagnais le corridor, un gros homme viandeux, affublé d’un tablier, m’accosta et me dit en lançant son pouce par-dessus son épaule :

— C’est votre ami ?

— Oui.

— Est-ce qu’il veut mourir de faim ? Si c’est ça qu’il veut, c’est facile ; il n’a qu’à se contenter de l’ordinaire.

— Qui êtes-vous ? demandai-je, ne sachant que penser d’une personne qui parlait de façon aussi peu officielle en un tel lieu.

— Je suis le marchand de bouffe. Les messieurs qui ont des amis ici me chargent de leur procurer du bon manger.

— Est-ce vrai ? demandai-je au geôlier.

Celui-ci fit signe que oui.

Après avoir demandé son nom au marchand de bouffe, je m’approchai avec lui de Bartleby.

— Bartleby, voici un ami ; il vous sera fort utile.

— Vot’serviteur, monsieur, vot’serviteur, dit le marchand de bouffe, j’espère que l’endroit vous plaît, monsieur ; de beaux terrains… des locaux frais… j’espère que vous resterez quelque temps avec nous, monsieur… je tâcherai de rendre votre séjour agréable. Que désirez-vous pour déjeuner aujourd’hui ?

— Je préfère ne pas déjeuner aujourd’hui, dit Bartleby en se détournant. Cela ne m’irait pas. Je n’ai pas l’habitude de déjeuner.

Ce disant, il s’en fut lentement de l’autre côté de la cour et se posta face au mur aveugle.

— Comment ça ? dit le marchand de bouffe en me jetant un regard stupéfait. Il est bizarre, non ?

— Je crois qu’il a l’esprit un peu dérangé, dis-je tristement.

— Dérangé ? Dérangé vraiment ?

57

Ils sont à table. Mon frère tarde à manger. Une mouche se pose sur son nez. Il ne fait pas le moindre geste pour la chasser. Bientôt, cette mouche devient l’objet de l’attention générale. Personne n’en parle mais on ne voit qu’elle. Il doit s’en apercevoir parce qu’il finit par dire :

— La pauvre, elle me prend déjà pour mon cadavre.

L’épouse se lève en renversant sa chaise. Elle s’écrie :

— Tu es odieux !

Il murmure quelque chose comme :

— Mais non, mais non je ne suis pas odieux…

Je tiens cette histoire de mon neveu, qui fut un fils affectueux, dévoué et perplexe. Il me l’a dite au téléphone, en l’accompagnant de ce rire franc par lequel, depuis sa petite enfance, il tient le mélodrame à distance.

Une autre fois mon neveu me dit :

— Bien sûr, ce n’était pas un père très encourageant…

Puis, malicieux :

— Il avait peut-être épuisé avec toi toutes les ressources de la paternité.

Et moi songeant tout de même, en écrivant ces lignes, qu’être la femme d’un cousin — même éloigné — de Bartleby ne devait pas être facile tous les jours.