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Mon frère ne me dit rien de ce chagrin d’amour. Il ne m’en parla tout simplement jamais. Et je n’ai jamais sollicité ses confidences. Ce fut un chagrin ravageur et durable. Il changea définitivement la qualité de sa solitude.

Dans la maison du peintre nous jouions aux échecs. Nos parties duraient. Quand nous étions en famille, notre mère s’étonnait de nous voir penchés pendant plusieurs jours sur la même partie. C’est qu’à chaque coup ou presque nous prévenions l’autre des dangers dont nous le menacions :

— Non, regarde, si tu joues ça je place mon cheval en E7, ta tour et ton fou sont pris en fourchette. Tu pourrais t’en foutre puisqu’en sauvant ta tour tu figes ma ligne de roque et que mon cheval sera pris si je mange ton fou, mais mon fou à moi, le noir, a été libéré par le déplacement du cheval et regarde ce qu’il y a au bout de sa diagonale si tu prends mon cheval avec le tien…

De retour à Aix, je le savais seul dans la maison du peintre. Je décidai de lui présenter des amies. Ce fut une idée inopérante.

20

Au fil des jours, je me réconciliai dans une très grande mesure avec la personne de Bartleby. Son application, son éloignement de toute dissipation, son activité incessante (sauf quand il lui plaisait de se mettre à rêver, debout derrière le paravent), sa grande tranquillité, son comportement inaltérable en toutes circonstances faisaient de lui une précieuse acquisition. Mais le grand point était… qu’il était toujours là : le premier le matin, continuellement présent tout le long du jour, et le dernier le soir. J’avais une confiance singulière en son honnêteté. Je sentais que mes papiers les plus précieux étaient parfaitement en sécurité entre ses mains. Assurément il m’arrivait parfois — je n’aurais pu m’en empêcher quand il y fût allé du salut de mon âme — de piquer une colère soudaine, spasmodique, à son encontre. Car il était extrêmement difficile de garder constamment présents à l’esprit les particularités et les privilèges étranges, les exemptions inusitées qui formaient les conventions tacites selon lesquelles Bartleby restait à mon étude.

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Sur scène, j’ai bientôt cessé de lire. J’ai vite su le texte par cœur. Ma posture de lecteur était devenue une attitude de comédien et le livre un partenaire entre mes mains. Je ne lisais plus Bartleby, je le disais. Je le possédais. (À moins que ce ne fût le contraire.) Je récitais la totalité du texte dès mon réveil, sous ma douche ou en préparant le petit déjeuner, et je continuais le reste de la journée, en faisant les courses, en prenant le métro, en marchant dans la rue, en poireautant dans une queue de cinéma ou dans une salle d’attente. Je récitais mon Bartleby à toute allure. Je battais des records de vitesse. En termes de métier cela s’appelle faire des italiennes. C’était pour l’aisance, pour éliminer la question de la mémoire, pour parer à la menace des trous. Mais je disais le texte lentement aussi. Pour deux raisons : d’abord Bartleby m’était une compagnie qui palliait — inexplicablement, dans une très faible mesure, comme une allusion — l’absence de mon frère, ensuite j’éprouvais un grand plaisir à pétrir la phrase de Melville. Melville, c’est de la pâte à pain. C’est épais sans être lourd. C’est gorgé de sens et de silence. Melville, c’est parfois d’une lenteur de lave. C’est lent à remplir les anfractuosités mais ça les remplit toutes. Les interstices aussi. J’étais plein. (À me voir marmonner sans arrêt on pouvait d’ailleurs me croire saoul.) De toutes les traductions existantes, j’avais opté pour celle de Pierre Leyris. Leyris ne prétendait pas à l’allègement de Melville. Il ne cherchait pas à le rendre croustillant. Son style était de la même pâte. Il ne jouait pas les novateurs. Remplacer le verbe « préférer » par le verbe « aimer » par exemple : j’aimerais mieux pas. Non, Leyris savait que la préférence est explicitement au cœur de cette affaire Bartleby, que le verbe préférer est le pilier de cette histoire. Je préférerais pas. Dans une première version il faisait dire au scribe : je ne préférerais pas. Dans la seconde, plus de ne, la formule plus crue, rendue orale : Je préférerais pas. Les deux mots côte à côte, c’est-à-dire face à face : le verbe et son impossible adverbe de négation. L’oxymore qui rend fou. La querelle des traducteurs vient de ce que l’humour distingué de l’expression I would prefer not to est difficile à rendre chez nous. Ce mélange de politesse, de retenue, de détachement et de ferme résolution, cette fin de non-recevoir diluée dans une formule un peu étrange pour les Anglais eux-mêmes échappe à notre grammaire de l’humour. Si bien que sa traduction est devenue un objet de litige. À mes oreilles, I would prefer not to sonne déjà comme du Melville ; la formule a dû s’imposer à lui en même temps que le personnage de Bartleby.

À malaxer leur texte du matin au soir j’étais devenu le mitron de Leyris et de Melville. La phrase qui tombait le plus fréquemment dans mon pétrin est la dernière du passage précédent : Car il était extrêmement difficile de garder constamment présents à l’esprit les particularités et les privilèges étranges, les exemptions inusitées qui formaient les conventions tacites selon lesquelles Bartleby restait à mon étude.

— Merde, pourquoi il le vire pas, ce chieur ?

C’est, un soir, ce que s’est écrié un spectateur du premier rang. Sa voisine lui donna un coup de coude. Il mit la main devant sa bouche :

— Oh ! Pardon !

Il m’attendait à la sortie du théâtre pour s’excuser encore.

— Désolé, monsieur, vraiment, je ne sais pas ce qui m’a pris.

22

Certain dimanche matin, je me rendis à l’église de la Trinité pour entendre un célèbre prédicateur, et, me trouvant en avance sur les lieux, je décidai d’aller faire un tour au bureau. J’avais heureusement ma clef sur moi ; mais, lorsque je l’appliquai à la serrure, je constatai qu’elle rencontrait une résistance intérieure. Fort surpris, j’appelai. À ma consternation, quelqu’un tourna une clef du dedans ; après quoi, projetant son maigre visage à travers la porte qu’il tenait entrebâillée, Bartleby apparut en bras de chemise, et, par ailleurs, dans un déshabillé étrangement loqueteux. Il me déclara tranquillement qu’il regrettait, mais qu’il était fort occupé et qu’il… préférait ne pas me recevoir pour l’instant. Puis il ajouta un mot ou deux pour expliquer brièvement que je ferais peut-être mieux de tourner deux ou trois fois autour du pâté de maisons, et que d’ici là il aurait sans doute terminé ses affaires.

L’apparition parfaitement inattendue de Bartleby hantant de la sorte mon étude un dimanche matin avec sa nonchalance cadavérique et distinguée, mais aussi avec son air de fermeté et de sang-froid, cette apparition, dis-je, eut sur moi un effet si singulier que je m’éloignai incontinent de ma propre porte et fis comme il le désirait. En vérité, c’était surtout son extraordinaire suavité qui me désarmait, ou pour mieux dire, m’émasculait. Car je considère comme temporairement privé de sa virilité un homme qui laisse tranquillement son employé à gages lui dicter sa volonté et le chasser de ses propres appartements.