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Ce samedi 9 avril 1977, j’étais arrivé le matin même, pour quelques jours, comme d’habitude. J’avais quitté la France, Paris, le quartier de l’Europe, mon petit atelier, l’odeur du bois et du vernis, tout ce gris sans sourire, pour revenir ici et y fermer les yeux.

— Tu es ici chez toi, m’avait dit Jim un jour.

Ce n’était pas encore vrai, pas encore tout à fait. Je ne venais régulièrement en Irlande du Nord que depuis deux ans et j’avais des gestes d’invité. Je faisais sourire. Je poussais la porte d’un bar au lieu de la tirer, je regardais à gauche avant de traverser la rue, j’attendais que ma bière soit finie pour en commander une autre. Mais quand même. Voilà qu’une fois encore, j’étais parmi eux. J’étais le Français à la table de Cathy et Jim. J’étais là parce que j’étais là, parce que c’était normal, parce qu’on me saluait maintenant dans la rue, parce que des voitures du quartier me klaxonnaient, parce que je venais ici sans rien demander, sans rien exiger, sans rien expliquer et sans rien prendre. Sur Falls Road, à Divis Flats, à Whiterock, à Ballymurphy, à Short Strand, à Springfield, à Ardoyne, au Market, à Andytown, dans ces quartiers de pauvreté extrême, de beauté laide et de violence que craignent les journaux, Belfast me murmurait que j’étais un peu chez moi. Je n’étais pas le seul étranger à marcher dans ces rues. Des journalistes erraient partout, et aussi des militants de la cause irlandaise, des Allemands, des Anglais, des Hollandais, des Français qui parlaient haut, des Américains tout frissonnants d’ancêtres. Ils tournaient autour de ces lieux du combat républicain, sans pouvoir y entrer tout à fait. Lorsqu’ils poussaient la porte d’un pub, les conversations mouraient. Sans méchanceté, sans agressivité, sans rien. Elles mouraient, c’est tout. Elles cessaient de vivre, par méfiance et par habitude. Mais quand moi, je poussais la porte du club et m’asseyais à la table de Jim, les voix pensaient à autre chose. J’étais le luthier de Paris, le silencieux, celui qui vient ici pour partager le temps.

La première fois que j’ai vu mon traître, c’était ce jour-là, dans ce club-là, la veille de Pâques. J’étais levé, poings fermés le long du corps parce que les musiciens jouaient mon hymne. La tête me tournait. J’étais les yeux clos dans l’odeur de tourbe. La Chanson du soldat entrait à pleine peau. A la dernière note, la salle a applaudi. Pas comme on félicite, mais comme on remercie. J’étais bien, retombé, assis à la table, à côté de la porte. Jim était levé. Il mettait son manteau en trébuchant des manches. Cathy parlait front contre front avec une femme qui me tournait le dos. J’ai eu envie de pisser. Les toilettes sont au sous-sol, après la réserve du bar et les fûts empilés. Une dizaine d’hommes étaient là, qui refaisaient la vie. Il y avait des mains sur les épaules, des voix fortes, des serments hachés, des regards papillons, des braguettes ouvertes avant même la rigole de zinc. Il y avait du solide, du rude, du rire, de la voix cigarette, du visage cassé, du cheveu plaqué de fumée, du regard las. Et il y avait moi qui pissais, le front contre l’émail, les mains couvrantes et l’urine murmurée.

— Attention à tes chaussures, fils, a souri mon traître.

Je l’ai regardé. Ses yeux très bleus, une friche de sourcils, des cheveux blancs qui faisaient désordre au-dessus de ses oreilles. Il n’était pas rasé. Sous les néons, une peau usée piquetée d’argent. Il était à côté de moi. Qui pissait pareil. Une fin de cigarette en coin, avec un œil presque fermé. Qui pissait pareil, mais de plus loin, avec quelque chose de presque élégant. En fait, il était élégant. Un petit homme, en veste de tweed marron chiné d’ocre et de vert, avec une chemise à carreaux fins et une cravate de laine sombre. Il avait gardé sa casquette. Une casquette brune à chevrons de chez Shandon, en pure laine, molle d’avoir été tant et tant portée. Bien plus tard, des années après, lui et moi sommes allés ensemble dans le Donegal, au-delà du Lough Foyle, en République d’Irlande, juste pour m’acheter la même.

— Tu veux que je te montre ?

J’avais encore l’hymne en tête, les bières qui restaient à boire, Jim et Cathy qui attendaient. Tous ces bruits d’arrière-salle qui tintaient l’ivresse. Moi aussi, j’étais ivre à plus rien savoir.

— Tu veux que je te montre ? a redit mon traître. Montrer quoi ?

Comment pisser.

Et j’ai dit oui.

J’étais face à l’urinoir – une goulotte, un boyau qui courait le long du mur –, mon traître a posé une main sur mon épaule et m’a légèrement tiré en arrière. Je pissais toujours. Je pendais. Je n’avais pas eu le temps de ranger. Il a ri. Pas méchamment. Juste, il s’est amusé de ma gêne. Il m’a demandé de quoi diable j’avais peur. Qu’on voie mon sexe ? Ici ? Dans ce lieu d’hommes ? Ce bar de prisonniers ? Allons ! En souriant, il a montré mes chaussures. J’étais si près du mur, tellement collé, tellement soucieux de tout, que l’urine frappait le carrelage blanc pour rejaillir sur mes souliers en petites engrêlures gênantes.

— Ce n’est pas comme ça qu’on fait, m’a-t-il dit. Debout, face à l’urinoir, il a reculé de trois pas et posé sa paume gauche contre le mur.

— C’est comme ça.

Il était en équilibre. Les pieds écartés, la main au-dessus de la tête, à plat sur les carreaux et l’autre main qui dirigeait le jet. Il était là, comme ça, en pont tendu, arc-bouté au-dessus de la rigole. Il m’a regardé. Il m’a dit que voilà. Comme ça, c’était. Une fois que le corps était posté ainsi, éloigné du caniveau commun, un homme pouvait laisser aller. J’étais toujours en retrait, de l’urine sur les chaussures.

Il a pissé longtemps.

Je l’avais remarqué avant, plus tôt dans la soirée. Il était à une grande table, près de la scène. Une table d’hommes, que tout le monde saluait. Je l’ai vu parce qu’il me regardait. Il parlait en me regardant. Il riait en me regardant. Il levait son verre en me regardant. Au moment de l’hymne, il s’est levé. Quand j’ai ouvert les yeux à la dernière note, il remettait sa casquette. Et le voilà qui pisse. Qui me montre comment. Un bras tendu, un corps en équilibre, et rien qui n’éclabousse rien.

— Français ?

J’ai regardé mon traître. Ma braguette était toujours ouverte. Il l’a montrée d’un geste du menton. Nous sommes sortis ensemble, retournant dans la salle éclairée de trop blanc.

— On vous reconnaît de loin. Les Français bougent leur lèvre supérieure quand ils parlent, a dit mon traître.

J’ai souri à tout hasard.

— Tu vis où ?

— Paris.

— Tu as un travail ?

— Je suis luthier.

Regard en biais de mon traître.

— Violence maker ?

— Violin maker.

— Ah ! Luthier ? Tu es bien jeune.

— Trente-deux ans.

Il a hoché la tête en refermant sa veste. Tout autour, les femmes et les hommes se relevaient à peine. Une fille était tombée sous une table. Un garçon se laissait emmener par deux épaules amies.

« Si tu ne crois pas en la résurrection des morts, reviens ici au moment de la fermeture », disait une pancarte accrochée derrière le bar.