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— Et mon père, c’est un homme d’affaires ?

— Ton père est un vrai homme d’affaires, ma chérie. Dans un autre genre. Moi, je suis une indépendante. Je fais surtout des investissements.

— Dans quoi ?

— D’autres indépendantes. (Elle haussa les épaules.) Tu es d’humeur curieuse, aujourd’hui ?

Elle sirota son cognac.

— Tu m’as conseillé d’être ma propre espionne.

— Un excellent conseil. Vas-y mollo, tout de même.

— Est-ce que t’habites ici, à Londres ?

— Je voyage.

— Est-ce que Swain est aussi un « indépendant » ?

— Il croit l’être. Il joue de son influence, tourne avec le vent ; c’est nécessaire, ici, quand on veut travailler, mais ça me porte sur les nerfs.

Elle éclusa le reste du cognac et se pourlécha les lèvres.

Kumiko frissonna.

— Faut pas que Swain te flanque la trouille. Yanaka n’en ferait qu’une bouchée pour son petit déjeuner…

— Non, je repensais à ces garçons dans le métro. Si maigres…

— Les Draculas.

— Une bande ?

— Bosozuku, dit Sally avec la prononciation correcte. (Une « tribu errante » ? En tout cas, comme une tribu. Ce n’était pas le mot exact mais Kumiko croyait voir la distinction.) Ils sont maigres parce qu’ils sont pauvres.

Elle fit signe au garçon de lui servir un second cognac.

— Sally, dit Kumiko, pour venir ici, le chemin qu’on a pris, les trains et les taxis, c’était pour être sûres de ne pas être suivies ?

— On n’est jamais sûr de rien.

— Mais quand on est allées voir Tic-Tac, tu n’as pris aucune précaution. On aurait pu être filées sans peine. Tu engages Tic-Tac pour espionner Swain, et pourtant tu ne prends aucune garantie. Par contre, pour m’amener ici tu déploies un luxe incroyable de précautions. Pourquoi ?

Le serveur déposa devant elle un verre fumant.

— Tu es une sacrée petite futée, toi, pas vrai ? (Elle se pencha pour inhaler les vapeurs de cognac.) C’est comme ça, vu ? Avec Tic-Tac, peut-être que j’essaie de créer un peu d’action.

— Mais Tic-Tac s’inquiète d’être découvert par Swain.

— Swain ne le touchera pas, pas s’il sait qu’il travaille pour moi.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il sait que je pourrais le tuer.

Elle leva son verre, l’air soudain plus heureuse.

— Tuer Swain ?

— C’est exact.

Elle but.

— Alors, pourquoi une telle prudence, aujourd’hui ?

— Parce que, par moments, ça fait du bien de secouer tout ça, de se donner un peu d’air. Il y a toujours le risque qu’on ait tout raté. Mais peut-être que non. Peut-être que personne, absolument personne ne sait où nous sommes. Chouette, non ? Tu pourrais être piégée, t’y as jamais songé ? Peut-être que ton père, le seigneur Yak, t’a fait implanter un petit émetteur espion, histoire de pouvoir suivre sa fille à la trace. Ces jolies petites quenottes que t’as là, peut-être que le dentiste de papa y a fourré quelques puces une fois que tu étais partie en stim. Tu vas chez le dentiste ?

— Voui.

— Tu stimes pendant qu’il te traite ?

— Voui…

— Eh bien voilà. Peut-être qu’il est en train de nous écouter, en ce moment même…

Kumiko faillit renverser sa tasse de chocolat.

— Eh… (Les ongles nacrés lui tapotèrent le poignet.) Te fais pas de bile. Il t’aurait pas envoyée ici comme ça, avec un émetteur espion. Ça te rendrait trop facile à repérer par ses ennemis. Mais tu vois ce que je veux dire ? Il est toujours bon de prendre un peu l’air, ou du moins d’essayer. Se retrouver livré à soi-même, pas vrai ?

— Oui, dit Kumiko, le cœur battant la chamade, et en proie à une panique croissante. Il a tué ma mère, lâcha-t-elle avant de vomir son chocolat sur les dalles en marbre gris du café.

Sally la mène entre les colonnes de Saint-Paul, en marchant sans mot dire. Kumiko, encore sous le choc de la honte, enregistre au hasard des informations décousues : le liseré d’agneau blanc qui borde le manteau de cuir de Sally, les reflets arc-en-ciel huileux sur les plumes d’un pigeon qui s’écarte de leur passage en se dandinant, les autobus rouges, pareils aux jouets d’un géant que conserverait le Musée des Transports, Sally se réchauffant les mains autour d’un gobelet en carton empli de thé fumant.

Froid, il ferait toujours froid désormais. L’humidité glaciale des ossements antiques de la cité, les eaux froides de Sumida qui avaient empli les poumons de sa mère, le vol glacé des grues de néon.

Sa mère avait les os fins et la peau claire, une épaisse chevelure veinée de reflets d’or, comme quelque rare essence tropicale. Sa mère sentait le parfum et la peau chaude. Sa mère lui racontait des histoires, lui parlait d’elfes, de fées et de Copenhague, qui était une ville très lointaine. Quand Kumiko rêvait des elfes, ils ressemblaient aux secrétaires de son père, délicats et posés, avec des costumes noirs et des parapluies roulés. Les elfes faisaient tout un tas de choses bizarres dans les récits de sa mère, et ces récits étaient magiques, car ils changeaient au fur et à mesure, et vous ne pouviez jamais savoir avec certitude comment se terminerait un conte tel ou tel soir. Il y avait également des princesses dans les histoires, des ballerines aussi, et chacune, Kumiko le savait, était, d’une certaine façon, sa mère.

Les princesses-ballerines étaient belles mais pauvres, qui dansaient pour rien au cœur de la cité lointaine où elles étaient courtisées par des artistes et des étudiants poètes, beaux et sans le sou. Afin de subvenir aux besoins d’un parent âgé ou bien d’acheter un orgue pour un frère souffrant, une princesse-ballerine était parfois obligée de voyager fort loin en vérité, qui sait, aussi loin que Tokyo, et d’y danser pour de l’argent. Danser pour de l’argent, laissaient entendre les contes, n’avait rien de bien gai.

Sally l’emmena dans un bar à robata d’Earl’s Court et la força à boire un verre de saké. Un aileron de carpe fumé flottait dans le vin chaud, lui donnant la couleur du whisky. Elles mangèrent le robata du grill enfumé et Kumiko sentit reculer le froid mais pas l’engourdissement. Le décor du bar induisait un profond sentiment de décalage culturel : il parvenait simultanément à refléter l’ambiance japonaise traditionnelle et à donner l’impression d’avoir été dessiné par Charles Rennie Mackintosh[2].

Elle était bien étrange, Sally Shears, plus étrange que tout ce Londres de gaijin. Voilà qu’elle contait à Kumiko des histoires, des histoires de gens qui vivaient dans un Japon que Kumiko n’avait jamais connu, des histoires qui cernaient le rôle de son père dans le monde. L’Oyabun, ainsi appelait-elle le père de Kumiko. L’univers décrit par les récits de Sally ne paraissait pas plus réel que celui des contes de fées de sa mère, mais Kumiko commençait à comprendre les bases et l’étendue du pouvoir de son père.

— Kuromaku, disait Sally. (Le mot voulait dire « rideau noir ».) Cela vient du kabuki mais cela désigne un combinard, quelqu’un qui vend des faveurs. Parce qu’il agit en coulisse, tu vois ? C’est ton père. Idem pour Swain. Mais Swain est le kobun de ton vieux, du moins un parmi d’autres. Oyabun-kobun, parent-enfant. C’est en partie de là que Roger tire son revenu. C’est pour cela que tu es ici maintenant, parce que Roger le doit à son oyabun. Giri, compris ?

— C’est un homme important.

Sally hocha la tête.

— Ton vieux, Kumi, c’est le boss. S’il a été obligé de t’expédier hors du bercail pour garantir ta sécurité, ça veut dire qu’il y a de sérieux changements en perspective.

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2

Architecte et décorateur écossais qui sut, dans les années 1900, se démarquer du style nouille et, avec l’« École de Glasgow », préfigurer les lignes cubistes des années 20. Sa célèbre chaise à haut dossier, dessinée en 1903 et toujours produite, est devenue un classique du mobilier contemporain. (N.d.T.)