— Eh bien, dit Cherry, qui s’accroupit devant le radiateur et dézippa ses blousons l’un après l’autre, il est peut-être cinglé mais il aura au moins fait un truc bien.
Lorsque la Ruse entra dans le loft, Gentry était affalé dans le vieux fauteuil de bureau, les yeux fixés sur le petit moniteur à écran rabattable.
— Robert Newmark, dit Gentry.
— Hein ?
— Identification rétinienne. Soit c’est Robert Newmark, soit c’est quelqu’un qui lui a racheté ses yeux.
— Comment t’as découvert ça ?
La Ruse se pencha pour regarder l’écran rempli de fichiers d’état civil.
Gentry ignora la question.
— Le problème c’est que tu creuses un peu et tu tombes sur quelque chose d’entièrement différent.
— Comment ça ?
— On cherche à savoir si quelqu’un pose des questions sur M. Newmark.
— Qui ?
— Je ne sais pas. (Gentry pianota des doigts sur ses cuisses couvertes de cuir noir.) Regarde un peu ça : Rien. Né à Barrytown. Mère : Marsha Newmark. On a bien sa FAUTE, mais il n’a certainement pas été fiché. (Il fit reculer la chaise sur ses roulettes et pivota pour regarder le visage tranquille du Comte.) Comment t’expliques ça, Newmark ? Et d’abord, est-ce bien ton nom ?
Il se leva pour se rapprocher de la table holographique.
— Fais pas ça ! dit la Ruse.
Gentry pressa l’interrupteur de la table.
Et la chose grise apparut de nouveau, un bref instant, mais cette fois, elle plongea droit au cœur de l’affichage hémisphérique, se ratatina et disparut. Non. Elle était toujours là, minuscule sphère grise au centre même du champ de projection lumineux.
Gentry avait retrouvé son sourire de dément.
— Bien, fit-il.
— Qu’est-ce qui est bien ?
— Je vois ce que c’est. Une sorte de glace. Un programme de sécurité[3].
— Ce singe, là ?
— Quelqu’un a le sens de l’humour. Si le singe ne te flanque pas la trouille, il se transforme en petit pois… (Gentry passa de l’autre côté de la table et se mit à fouiller dans l’une de ses sacoches.) Je doute qu’ils soient capables de faire ça avec une connexion sensorielle directe. (Il avait quelque chose dans la main. Un faisceau de trodes.)
— Gentry, tu vas pas faire ça ! Regarde-le !
— Moi, je ne vais rien faire, dit Gentry. C’est toi…
22. FANTÔMES ET BOÎTES VIDES
Tout en regardant à travers les vitres maculées du taxi, elle se prit à regretter l’absence de Colin avec ses commentaires désabusés, puis elle se souvint que ce secteur était entièrement en dehors de sa sphère de connaissance. Elle se demanda si Maas-Neotek avait fabriqué une unité similaire pour la Conurb et, si oui, quelle forme prenait son fantôme…
— Sally, dit-elle, au bout peut-être d’une demi-heure de trajet dans New York, pourquoi Pétale m’a-t-il laissée partir avec toi ?
— Parce qu’il est malin.
— Et mon père ?
— Ton père sera furax.
— Pardon ?
— Sera fâché. S’il le découvre. Mais ce n’est pas sûr. On n’est pas ici pour longtemps.
— Pourquoi sommes-nous ici ?
— Faut que je cause à quelqu’un.
— Mais pourquoi suis-je ici ?
— Ça te plaît pas ?
Kumiko hésita.
— Si.
— Bien. (Sally changea de position sur la banquette défoncée.) Pétale était bien obligé de nous laisser partir. Parce qu’il n’aurait pas pu nous stopper sans blesser l’une de nous deux. Enfin, peut-être pas blesser, plutôt insulter. Swain pourrait peut-être te boucler, te présenter ensuite ses excuses, expliquer à ton père que c’était pour ton propre bien, mais s’il s’avise de me boucler, il en prend plein la gueule, tu piges ? Quand j’ai vu Pétale en bas de l’escalier avec son arme, j’ai compris qu’il allait nous laisser sortir. Ta chambre est truffée de micros, comme toute la maison d’ailleurs. J’ai coupé les détecteurs de mouvements pendant que je remballais tes affaires. Y s’en doutait. Pétale savait bien que c’était moi. C’est pour cela qu’il a fait sonner le téléphone, pour m’avertir qu’il était au courant.
— Je ne comprends pas.
— Une forme de politesse : il voulait que je sache qu’il attendait. Pour me donner une chance de réfléchir. Mais il n’avait pas vraiment le choix et il le savait. On a forcé Swain à faire quelque chose, tu vois, et Pétale était au courant. Du moins, c’est ce que soutient Swain, qu’on l’a forcé. Moi, on me force, pas de doute là-dessus. Alors, je commence à me demander jusqu’à quel point Swain a besoin de moi. Vraiment besoin. Pour me laisser me tirer avec la fille de l’Oyabun, qu’on avait fait venir à grands frais jusqu’à Notting Hill afin de la mettre a l’abri, c’est que quelque chose lui flanque la trouille pire que ton père. À moins que ce ne soit un truc qui le rende bien plus riche que ton père. Toujours est-il que t’emmener me permet d’égaliser plus ou moins les chances ; de faire pression, en quelque sorte. Ça te dérange ?
— Mais tu es menacée ?
— Quelqu’un connaît beaucoup de choses sur mes activités passées.
— Et Tic-Tac a découvert l’identité de cette personne ?
— Ouais. J’l’avais déjà devinée, de toute façon. Putain ! j’aurais préféré me tromper.
L’hôtel que choisit Sally avait une façade plaquée de panneaux d’acier tachés de rouille et fixés par des boulons chromés, un style que Kumiko avait déjà vu à Tokyo et qu’elle trouvait passablement démodé.
Leur chambre était vaste et grise, une douzaine de teintes de gris. Après avoir verrouillé la porte, Sally se dirigea droit vers le lit, retira son blouson et s’allongea.
— Tu n’as pas de sac, remarqua Kumiko.
Sally se redressa pour ôter ses bottes.
— J’ai de quoi en acheter un quand j’en aurai besoin. T’es fatiguée ?
— Non.
— Moi, si.
Elle fit passer son chandail noir par-dessus sa tête. Elle avait des petits seins, avec des aréoles roses tirant sur le brun ; une cicatrice partait de sous le mamelon gauche pour disparaître sous la taille de son jean.
Kumiko regarda la balafre.
— T’as été blessée.
Sally baissa les yeux.
— Oui.
— Pourquoi ne te l’es-tu pas fait retirer ?
— Parfois, c’est utile de se rappeler.
— Qu’on a été blessée ?
— Qu’on a été stupide.
Gris sur gris. Incapable de dormir, Kumiko arpentait la moquette grise. Il y avait dans cette chambre quelque chose de vampirique, un trait sans doute partagé avec des millions de chambres similaires, comme si cet anonymat incroyablement lisse absorbait sa personnalité ; seuls quelques fragments émergeaient, la voix de ses parents en pleine dispute, les visages des secrétaires de son père vêtus de noir…
Sally dormait, visage au masque lisse. La vue par la fenêtre n’évoquait rien à Kumiko. Elle contemplait seulement une cité qui n’était pas Tokyo ni Londres, vaste amoncellement générique qui était pour son siècle le paradigme de la réalité urbaine.
Peut-être qu’elle dormit aussi, Kumiko, même si ensuite elle n’en fut plus certaine. Elle regarda Sally commander articles de toilette et sous-vêtements en tapant sa commande sur la vidéo du chevet. On la livra alors que Kumiko était sous la douche.
— Dépêche-toi de t’habiller, dit Sally, derrière la porte, on va voir le patron.
— Quel patron ? demanda Kumiko, mais Sally ne l’avait pas entendue.