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Cherry avait quatre litres d’eau filtrée dans un bidon en plastique, un sac en toile rempli d’arachides de Birmanie, et cinq portions individuelles scellées de soupe lyophilisée Big Ginza – c’était tout ce qu’elle avait pu trouver dans la cuisine. La Ruse portait deux sacs de couchage, la torche électrique et un marteau à panne ronde.

Le silence était revenu, uniquement rompu par le bruit du vent entre les tôles ondulées et le raclement de leurs bottes sur le béton.

Il n’était pas sûr lui-même de sa destination. Il voulait emmener Cherry au moins jusque chez Marvie, puis la laisser là-bas. Ensuite, peut-être qu’il reviendrait voir ce qui se passait avec Gentry. Elle, elle pourrait toujours gagner en stop une ville de la ceinture de rouille, il suffisait d’un jour ou deux. Elle n’en savait encore rien, toutefois ; elle n’avait qu’une idée, pour l’instant, c’était de partir. Elle semblait tout aussi terrifiée à la perspective de voir Bobby claquer sur sa civière que d’affronter les autres, dehors. Mais la Ruse n’avait pas de mal à voir que la mort était pour Bobby le cadet de ses soucis. Peut-être s’imaginait-il qu’il resterait éternellement là-dedans, comme cette 3Jane. Ou peut-être qu’il s’en foutait royalement ; parfois, les gens devenaient comme ça.

S’il devait partir pour de bon, songea-t-il, tout en guidant Cherry dans le noir, de sa main libre, il fallait qu’il entre jeter un dernier coup d’œil sur le Juge, la Sorcière, le Hache-corps et les deux Enquêteurs. De cette manière, il réussirait à faire sortir Cherry, avant de revenir lui-même… Il se rendait compte pourtant, à l’instant même où il y pensait, que son idée ne tenait pas debout : il n’aurait pas le temps ; malgré tout, il la ferait sortir quand même…

— Il y a un trou, de ce côté, au ras du sol, lui indiqua-t-il. On va s’y faufiler, en espérant que personne ne remarquera…

Elle serra sa main qui la guidait dans le noir.

Il trouva l’ouverture à tâtons, y glissa de force les sacs de couchage, coinça le marteau dans sa ceinture, puis s’allongea sur le dos et se coula à l’extérieur jusqu’à ce qu’il ait passé la tête et le torse. Le ciel était bas et à peine plus lumineux que les ténèbres de la Fabrique.

Il crut déceler un vague grondement de moteurs qui disparut bientôt.

Il finit de s’extraire en jouant des talons, des hanches et des épaules puis roula sur lui-même dans la neige.

Quelque chose lui heurta le pied : Cherry poussait dehors le bidon d’eau. Il se pencha pour le saisir et c’est alors que la phalène rouge lui illumina le dos de la main. Il recula d’un bond, roula de nouveau, au moment où la balle percutait le mur de la Fabrique comme un marteau-pilon.

Un éclair blanc, à la dérive. Au-dessus de la Solitude. À peine visible à travers les nuages bas. Il descendait avec lenteur des flancs gris gonflés d’un cargo-robot : la diversion de Bobby. Illuminant le second aéroglisseur, trente mètres plus loin, et la silhouette en capuche avec son fusil…

Le premier conteneur s’écrasa par terre avec bruit, juste devant le glisseur, puis il explosa, en projetant un nuage de billes d’emballage en polystyrène expansé. Le second, qui contenait deux réfrigérateurs, fit mouche, aplatissant la cabine. Le Borg-Ward détourné continuait à dégorger ses conteneurs tandis que la bombe éclairante tournoyait en finissant de s’éteindre.

La Ruse se hâta de rebrousser chemin par la faille dans le mur, abandonnant dehors l’eau et les sacs de couchage.

À toute vitesse, dans le noir.

Il avait perdu Cherry. Il avait perdu le marteau. Elle avait dû se glisser à nouveau dans la Fabrique lorsque l’homme avait tiré la première balle. Sa dernière, s’il s’était trouvé sous la caisse lors de son atterrissage…

Ses pieds trouvèrent la rampe d’accès à la salle où attendaient ses machines.

— Cherry ?

Il alluma la torche.

Le Juge manchot s’encadra dans son faisceau. Devant lui se tenait une silhouette, avec à la place des yeux des miroirs qui renvoyaient la lumière.

— Tu veux mourir ? (Une voix de femme.)

— Non…

— Alors éteins.

Le noir. Courir…

— Je peux voir dans le noir. Fourre-moi simplement cette lampe dans ta poche de blouson. M’est avis que t’as encore envie de détaler. Essaie pas, j’ai une arme braquée sur toi.

Détaler ?

— N’y songe même pas. T’as déjà vu une fléchette Fujiware HE ? Contre une cible dure, elle explose. Dans une cible molle, comme la plus grande partie de ton corps, mec, elle pénètre, avant d’exploser. Dix secondes plus tard.

— Pourquoi ?

— Pour que tu te mettes à y réfléchir.

— Z’êtes avec ces types, dehors ?

— Non. C’est toi qui leur as balancé ces cuisinières et tout ce bordel sur la tronche ?

— Non.

— Newmark. Bobby Newmark. On s’est mis d’accord cette nuit. Je retrouve quelqu’un avec Bobby Newmark, on m’efface mon ardoise. Faut me montrer où il est.

39. TROP

Quel genre d’endroit était-ce, d’ailleurs ?

La situation en était arrivée au point où Mona ne trouvait plus le moindre confort à imaginer l’avis de Lanette. Mettant Lanette à sa place, Mona se demanda si elle continuerait à bouffer du Noir de Memphis jusqu’à ce qu’elle ait l’impression que ce n’était plus son problème. Jamais le monde n’avait eu autant de rouages pour aussi peu d’étiquettes.

Elles avaient roulé toute la nuit, avec une Angie à peu près complètement jetée – Mona n’avait du coup plus aucun mal à croire à cette histoire de drogues – et qui parlait, parlait, en plusieurs langues, avec des voix différentes. Et c’était ça, le pire, ces voix, parce qu’elles s’adressaient à Molly, la défiaient, et celle-ci leur répondait tout en conduisant, non pas comme si elle avait parlé à Angie, pour la calmer, mais bien comme s’il y avait effectivement là-bas plusieurs individus – ils étaient au moins trois – qui s’exprimaient par la bouche de la jeune femme. Et celle-ci souffrait lorsqu’ils parlaient, ça lui nouait les muscles, lui donnait des saignements de nez, et Mona se penchait vers elle pour éponger le sang, gagnée par un mélange bizarre de peur, d’amour et de pitié pour la reine de tous ses rêves – peut-être était-ce simplement le wiz –, mais dans le clignotement bleu-blanc des lampadaires de l’autoroute, Mona avait vu sa main près de celle d’Angie et elles n’étaient pas pareilles, non, pas pareilles, elles n’avaient pas vraiment la même forme et cela lui avait fait plaisir.

La première voix avait jailli quand elles descendaient vers le Sud, après que Molly eut transporté Angie dans l’hélico. Cette voix s’était contentée de siffler et de croasser, en répétant toujours la même chose, un truc à propos du New Jersey, de numéros sur un plan. Deux heures après, environ, Molly avait fait entrer son glisseur sur une aire de repos et annoncé qu’elles étaient dans le New Jersey. Puis elle était descendue pour passer un coup de fil d’une cabine couverte de givre. Le coup de fil dura longtemps ; quand elle était remontée à bord, Mona l’avait vue jeter une télécarte dans la neige fondue, la jeter, purement et simplement. Et Mona lui ayant demandé qui elle avait appelé, elle lui avait dit l’Angleterre.

Mona avait alors remarqué les mains de Molly sur le volant, les taches jaunâtres sur les ongles noirs, comme lorsqu’on se casse des faux ongles. Elle devrait quand même mettre du dissolvant, se dit Mona.

Elles quittèrent l’autoroute juste après avoir traversé un fleuve. Des arbres, des champs, une route goudronnée à deux voies, de temps en temps une balise rouge isolée au sommet d’une tour quelconque. Et c’est alors que les autres voix étaient venues. Dès lors, ç’avait été l’alternance permanente : les voix, puis Molly, puis à nouveau les voix, et leurs échanges lui rappelaient Eddy et ses tentatives de marchandage, mais Molly semblait nettement mieux se débrouiller ; même si elle n’y comprenait rien, elle sentit le moment où Molly était près d’arriver à ses fins. Mais elle ne supportait pas la présence de ces voix ; chaque fois, elles lui donnaient envie de se plaquer contre la portière, le plus loin possible d’Angie. Le pire s’appelait Sam-Eddy, quelque chose comme ça. Ce qu’ils voulaient tous, c’était que Molly conduise Angie quelque part, pour un mariage, disaient-ils, et Mona se demanda si Robin Lanier était oui ou non dans le coup et si ce n’était pas encore un de ces trucs dingues que font les stars quand elles décident de se marier. Apparemment Angie s’y refusait et chaque fois que revenait la voix de ce Sam-Eddy, Mona sentait ses cheveux se hérisser. Elle devinait toutefois la nature du marché de Molly : celle-ci voulait voir son casier nettoyé, effacé. Un jour avec Lanette, elle avait vu un reportage vidéo sur une fille qui avait plusieurs personnalités, un coup, c’était la gamine timide, un autre coup, la vieille pute défoncée jusqu’à la moelle, mais à aucun moment on n’avait évoqué le fait que toutes ces personnalités pourraient servir à effacer son ardoise avec la police.