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«Le feu va s'éteindre», dit le petit garçon en essuyant ses lunettes.

«C'est parce qu'il n'y a plus de lettres. C'était ça qu'il voulait.»

Le petit garçon sortit de sa poche une feuille de papier pliée en quatre.

«Qu'est-ce que c'est?» demanda Lullaby. Elle prit la feuille et l'ouvrit. C'était un dessin qui représentait une femme au visage noir. Lullaby reconnut son chandail vert.

«C'est mon dessin?»

«Je l'ai fait pour vous», dit le petit garçon. «Mais on peut le brûler.»

Mais Lullaby replia le dessin et regarda le feu s'éteindre.

«Vous ne voulez pas le brûler maintenant?» demanda le petit garçon.

«Non, pas aujourd'hui», dit Lullaby.

Après le feu, c'était la fumée qui s'éteignait. Le vent soufflait sur les cendres.

«Je le brûlerai quand je l'aimerai beaucoup», dit Lullaby.

Ils restèrent longtemps assis sur l'embarcadère, à regarder la mer, presque sans parler. Le vent passait sur la mer, en soulevant les gouttes d'embrun qui piquaient leur visage. C'était comme d'être assis à la proue d'un bateau, au large. On n'entendait rien d'autre que le bruit des vagues et le sifflement allongé du vent.

Quand le soleil fut à sa place de midi, le petit garçon à lunettes se leva et ramassa sa gaule et ses chaussures.

«Je m'en vais», dit-il.

«Tu ne veux pas rester?»

«Je ne peux pas, je dois rentrer.»

Lullaby se leva, elle aussi.

«Vous allez rester ici?» demanda le petit garçon.

«Non, je vais voir par là, plus loin.»

Elle montra les rochers, au bout du cap.

«Là-bas, il y a une autre maison, mais elle est beaucoup plus grande, on dirait un théâtre.» Le petit garçon expliquait à Lullaby. «Il faut escalader les rochers, et puis on peut entrer, par en bas.»

«Tu y es déjà allé?»

«Oui, souvent. C'est beau, mais c'est difficile pour y arriver.»

Le petit garçon à lunettes mit les chaussures autour de son cou et il s'éloigna vite.

«Au revoir!» dit Lullaby.

«Salut!» dit le petit garçon.

Lullaby marcha vers la pointe du cap. Elle courait presque, sautant d'un rocher à l'autre. Il n'y avait plus de chemin, par ici. Il fallait escalader les rochers, en s'agrippant aux racines de bruyère et aux herbes. On était loin, perdu au milieu des pierres blanches, suspendu entre le ciel et la mer. Malgré le froid du vent, Lullaby sentait la brûlure du soleil. Elle transpirait sous ses habits. Son sac la gênait, et elle décida de le cacher quelque part, pour le prendre plus tard. Elle l'enfouit dans un creux de terre, au pied d'un gros aloès. Elle ferma la cachette en poussant deux ou trois cailloux.

Au-dessus d'elle, maintenant, il y avait l'étrange maison en ciment dont avait parlé le petit garçon. Pour y arriver, il fallait monter le long d'un éboulis. La ruine blanche brillait dans la lumière du soleil. Lullaby hésita un instant, parce que tout était tellement étrange et silencieux dans cet endroit. Au-dessus de la mer, accrochés à la paroi rocheuse, les longs murs de ciment n'avaient pas de fenêtres.

Un oiseau de mer fit des cercles au-dessus de la ruine, et Lullaby eut soudain très envie d'être là-haut. Elle commença à grimper le long de l'éboulis. Les arêtes des cailloux écorchaient ses mains et ses genoux, et de petites avalanches glissaient derrière elle. Quand elle arriva tout en haut, elle se retourna pour regarder la mer, et elle dut fermer les yeux pour ne pas sentir le vertige. Au-dessous d'elle, si loin qu'on regardât, il n'y avait que cela: la mer. Immense, bleue, la mer emplissait l'espace jusqu'à l'horizon agrandi, et c'était comme un toit sans fin, un dôme géant fait de métal sombre, où bougeaient toutes les rides des vagues. Par endroits, le soleil s'allumait sur elle, et Lullaby voyait les taches et les chemins obscurs des courants, les forêts d'algues, les traces de l'écume. Le vent balayait sans arrêt la mer, lissait sa surface.

Lullaby ouvrit les yeux et regarda tout, en s'accrochant aux rochers avec ses ongles. La mer était si belle qu'il lui semblait qu'elle traversait sa tête et son corps à toute vitesse, qu'elle bousculait des milliers de pensées à la fois.

Lentement, avec précaution, Lullaby s'approcha de la ruine. C'était bien ce qu'avait dit le petit garçon à lunettes, une sorte de théâtre, fait de grands murs de ciment armé. Entre les hauts murs, la végétation poussait, des ronces et des lianes qui recouvraient complètement le sol. Sur les murs, il y avait un toit de dalles de béton, effondré par endroits. Le vent de la mer s'engouffrait par les ouvertures, de chaque côté de l'édifice, avec des rafales brutales qui mettaient en mouvement les morceaux de fer de l'armature du toit. Les lames s'entrechoquaient en faisant une musique étrange, et Lullaby resta immobile pour l'écouter. C'était comme les cris des sternes et comme le mur- mure des vagues, une drôle de musique irréelle et sans rythme qui vous faisait frissonner. Lullaby se remit en marche. Le long du mur extérieur, il y avait un chemin étroit qui franchissait la broussaille, et qui conduisait jusqu'à un escalier à moitié démoli. Lullaby monta les marches de l'escalier, et elle arriva jusqu'à une plateforme, sous le toit, d'où on voyait la mer par une brèche. C'est là que Lullaby s'assit, tout à fait en face de l'horizon, au soleil, et elle regarda encore la mer. Puis elle ferma les yeux.

Tout à coup, elle tressaillit, parce qu'elle avait senti que quelqu'un arrivait. Il n'y avait pas d'autre bruit que le vent agitant les lames de fer du toit, et pourtant elle avait senti le danger. A l'autre bout de la ruine, sur le chemin au milieu des ronces, quelqu'un arrivait, en effet. C'était un homme vêtu d'un pantalon de toile bleue et d'un blouson, au visage noirci par le soleil, aux cheveux hirsutes. Il marchait sans faire de bruit, en s'arrêtant de temps en temps, comme s'il cherchait quelque chose. Lullaby resta immobile contre le mur, le cœur battant, espérant qu'il ne l'avait pas vue. Sans comprendre bien pourquoi, elle savait que l'homme la cherchait, et elle retint sa respiration, pour qu'il ne l'entende pas. Mais quand l'homme fut à la moitié du chemin, il releva la tête tranquillement et il regarda la jeune fille. Ses yeux verts brillaient bizarrement dans son visage sombre. Puis, sans se presser, il recommença à marcher vers l'escalier. C'était trop tard pour redescendre; d'un bond, Lullaby sortit par la brèche et grimpa sur le toit. Le vent soufflait si fort qu'elle faillit tomber. Aussi vite qu'elle put, elle se mit à courir vers l'autre bout du toit, et elle entendit le bruit de ses pieds qui résonnaient dans la grande salle en ruine. Son cœur cognait très fort dans sa poitrine. Quand elle arriva au bout du toit, elle s'arrêta: devant elle, il y avait un grand fossé qui la séparait de la paroi de la falaise. Elle écouta autour d'elle. Il n'y avait toujours que le bruit du vent dans les lames de fer du toit, mais elle savait que l'inconnu n'était pas loin; il courait sur le chemin au milieu des ronces pour faire le tour de la ruine et la prendre à revers. Alors Lullaby sauta. En tombant sur la pente de la falaise, sa cheville gauche se tordit, et elle sentit une douleur; elle cria seulement:

«Ah!»

L'homme surgit devant elle, sans qu'elle puisse comprendre d'où il sortait. Ses mains étaient griffées par les ronces et il soufflait un peu. Il restait immobile devant elle, ses yeux verts durcis comme de petits morceaux de verre. Etait-ce lui qui avait écrit les messages à la craie sur les rochers, tout le long du chemin? Ou bien il était entré dans la belle maison grecque, et il avait sali les murs avec toutes ces inscriptions obscènes. Il était si près de Lullaby qu'elle sentait son odeur, une odeur fade et aigre de sueur qui avait imprégné ses habits et ses cheveux. Tout à coup, il fit un pas en avant, la bouche ouverte, les yeux un peu rétrécis. Malgré la douleur dans sa cheville, Lullaby bondit et commença à dévaler la pente, au milieu d'une avalanche de cailloux. Quand elle arriva au bas de la falaise, elle s'arrêta et se retourna. Devant les murs blancs de la ruine, l'homme était resté debout, les bras écartés, comme en équilibre.