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«Madame la Directrice,

Veuillez excuser ma fille de ne pouvoir reprendre les cours actuellement, car son état de santé demande»

Elle s'arrêta encore. Demande quoi? Elle n'arrivait pas à penser à quoi que ce soit.

«L'omelette de la demoiselle», dit la voix du garçon de café. Il posait l'assiette sur la table et regardait Lullaby d'un air bizarre.

Lullaby froissa la deuxième feuille de papier et elle commença à manger l'omelette, sans relever la tête. La nourriture chaude lui fit du bien, et elle put se lever bientôt et marcher.

Quand elle arriva devant la porte du Lycée, elle hésita quelques secondes.

Elle entra. La rumeur des voix d'enfants l'enveloppa d'un seul coup. Elle reconnut tout de suite chaque marronnier, chaque platane. Leurs branches maigres étaient agitées par les bourrasques, et leurs feuilles tournoyaient dans la cour. Elle reconnut aussi chaque brique, chaque banc de matière plastique bleue, chacune des fenêtres en verre dépoli. Pour éviter les enfants qui couraient, elle alla s'asseoir sur un banc, au fond de la cour. Elle attendit. Personne ne semblait faire attention à elle.

Puis la rumeur décrut. Les groupes d'élèves entraient dans les salles de classe, les portes se fermaient les unes après les autres. Bientôt il ne resta plus que les arbres secoués par le vent, et la poussière et les feuilles mortes qui dansaient en rond au milieu de la cour.

Lullaby avait froid. Elle se leva, et elle se mit à chercher M. Filippi. Elle ouvrit les portes du bâtiment préfabriqué, là où il y avait les laboratoires. Chaque fois, elle surprenait une phrase qui restait un instant suspendue dans l'air, puis qui repartait quand elle refermait la porte.

Lullaby traversa à nouveau la cour et elle frappa à la porte vitrée du concierge.

«Je voudrais voir M. Filippi», dit-elle.

L'homme la regarda avec étonnement.

«Il n'est pas encore arrivé», dit-il; il réfléchit un peu. «Mais je crois que la Directrice vous cherche. Venez avec moi.»

Lullaby suivit docilement le concierge. Il s'arrêta devant une porte vernie et il frappa. Puis il ouvrit la porte et il fit signe à Lullaby d'entrer.

Derrière son bureau, la Directrice la regarda avec des yeux perçants.

«Entrez et asseyez-vous. Je vous écoute.»

Lullaby s'assit sur la chaise et regarda le bureau ciré. Le silence était si menaçant qu'elle voulut dire quelque chose.

«Je voudrais voir M. Filippi», dit-elle. «Il m'a écrit une lettre.»

La Directrice l'interrompit. Sa voix était froide et dure, comme son regard.

«Je sais. Il vous a écrit. Moi aussi. Il ne s'agit pas de ça, mais de vous. Où étiez-vous? Vous avez sûrement des choses… intéressantes à raconter. Alors, je vous écoute, mademoiselle.»

Lullaby évita son regard.

«Ma mère…», commença-t-elle.

La Directrice cria presque.

«Votre mère sera mise au courant de tout ceci plus tard, et votre père aussi, naturellement.»

Elle montra une feuille de papier que Lullaby recon- nut aussitôt.

«Et de cette lettre, qui est un faux!»

Lullaby ne nia pas. Elle ne s'étonna même pas.

«Je vous écoute», répéta la Directrice. L'indifférence de Lullaby semblait la mettre peu à peu hors d'elle. C'était peut-être aussi la faute du vent, qui avait rendu tout électrique.

«Où étiez-vous, pendant tout ce temps?»

Lullaby parla. Elle parla lentement, en cherchant un peu ses mots, parce qu'elle n'avait plus tellement l'habitude maintenant, et tandis qu'elle parlait, elle voyait devant elle, à la place de la Directrice, la maison à colonnes blanches, les rochers, et le beau nom grec qui brillait dans le soleil. C'était tout cela qu'elle essayait de raconter à la Directrice, la mer bleue avec les reflets comme des diamants, le bruit profond des vagues, l'horizon comme un fil noir, le vent salé où planent les sternes. La Directrice écoutait, et son visage prit pendant un instant une expression de stupéfaction intense. Ainsi, elle ressemblait tout à fait au mannequin avec sa perruque noire de travers, et Lullaby dut faire des efforts pour ne pas sourire. Quand elle s'arrêta de parler, il y eut quelques secondes de silence. Puis le visage de la Directrice changea encore, comme si elle cherchait sa voix. Lullaby fut étonnée d'entendre son timbre. Ce n'était plus du tout la même voix, c'était devenu plus grave et plus doux.

«Ecoutez, mon enfant», dit la Directrice.

Elle se pencha sur son bureau ciré en regardant Lullaby. Sa main droite tenait un stylo noir cerclé d'un fil d'or.

«Mon enfant, je suis prête à oublier tout cela. Vous pourrez retourner en classe comme avant. Mais vous devez me dire…»

Elle hésita.

«Vous comprenez, je veux votre bien. Il faut me dire toute la vérité.»

Lullaby ne répondit pas. Elle ne comprenait pas ce que voulait dire la Directrice.

«Vous pouvez me parler sans crainte, tout restera entre nous.»

Comme Lullaby ne répondait toujours pas, la Directrice dit très vite, à voix presque basse:

«Vous avez un petit ami, n'est-ce pas?»

Lullaby voulut protester, mais la Directrice l'empêcha de parler.

«Inutile de nier, certaines – certaines de vos camarades vous ont vue avec un garçon.»

«Mais c'est faux!» dit Lullaby; elle n'avait pas crié, mais la Directrice fit comme si elle avait crié, et elle dit très fort:

«Je veux savoir son nom!»

«Je n'ai pas de petit ami», dit Lullaby. Elle comprit tout d'un coup pourquoi le visage de la Directrice avait changé; c'était parce qu'elle mentait. Alors, elle sentit son propre visage qui devenait comme une pierre, froid et lisse, et elle regarda la Directrice droit dans les yeux, parce que maintenant, elle ne la craignait plus.

La Directrice se troubla, et dut détourner son regard. Elle dit d'abord, avec une voix douce, presque tendre.

«Il faut me dire la vérité, mon enfant, c'est pour votre bien.»

Puis son timbre redevint dur et méchant.

«Je veux savoir le nom de ce garçon!»

Lullaby sentit la colère grandir en elle. C'était très froid et très lourd comme la pierre, et cela s'installait dans ses poumons, dans sa gorge; son cœur se mit à battre très vite, comme lorsqu'elle avait vu les phrases obscènes sur les murs de la maison grecque.

«Je ne connais pas de garçon, c'est faux, c'est faux!» cria-t-elle; et elle voulut se lever pour s'en aller. Mais la Directrice fit un geste pour la retenir.

«Restez, restez, ne partez pas!» Sa voix était à nouveau plus basse, un peu cassée. «Je ne dis pas cela pour vous – c'est pour votre bien, mon enfant, c'est seulement pour vous aider, il faut que vous compreniez – je veux dire -»

Elle lâcha le petit stylo noir à bout doré et elle joignit nerveusement ses mains maigres. Lullaby se rassit et ne bougea plus. Elle respirait à peine, et son visage était devenu tout à fait blanc, comme un masque de pierre. Elle se sentait faible, peut-être parce qu'elle avait si peu mangé et dormi, tous ces jours, au bord de la mer.

«C'est mon devoir de vous protéger contre les dangers de la vie», dit la Directrice. «Vous ne pouvez pas savoir, vous êtes trop jeune. M. Filippi m'a parlé de vous en termes très élogieux, vous êtes un bon élément, et je ne voudrais pas que – qu'un accident vienne gâcher tout cela bêtement…»

Lullaby entendait sa voix très loin, comme pardessus un mur, déformée par le mouvement du vent. Elle voulait parler, mais elle n'arrivait pas bien à bouger les lèvres.

«Vous avez traversé une période difficile, depuis – depuis ce qui est arrivé à votre mère, son séjour à l'hôpital. Vous voyez, je suis au courant de tout cela, et cela m'aide à vous comprendre, mais il faut que vous m'aidiez aussi, il faut que vous fassiez un effort…»

«Je voudrais voir… M. Filippi…», dit enfin Lullaby.