Выбрать главу

Ce n'était pas exactement un regard qui était venu, quand il était penché sur l'eau du ruisseau. C'était aussi un peu comme une voix qui aurait prononcé son nom, très doucement, à l'intérieur de son oreille, une voix légère et douce qui ne ressemblait à rien de connu. Ou bien une onde, qui l'avait enveloppé comme la lumière, et qui l'avait fait tressaillir, à la manière d'un nuage qui s'écarte et montre le soleil.

Jon longea un instant le ruisseau, à la recherche d'un gué. Il le trouva plus haut, à la sortie d'un méandre, et il traversa. L'eau cascadait sur les cailloux plats du gué, et des touffes de mousse verte détachées des berges glissaient sans bruit, descendaient. Avant de continuer sa marche, Jon s'agenouilla à nouveau au bord du ruisseau et il but plusieurs gorgées de la belle eau glacée.

Les nuages s'écartaient, se refermaient, la lumière changeait sans cesse. C'était une lumière étrange, parce qu'elle semblait ne rien devoir au soleil; elle flottait dans l'air, autour des murs de la montagne. C'était une lumière très lente, et Jon comprit qu'elle allait durer des mois encore, sans faiblir, jour après jour, sans laisser place à la nuit. Elle était née maintenant, sortie de la terre, allumée dans le ciel parmi les nuages, comme si elle devait vivre toujours. Jon sentit qu'elle entrait en lui par toute la peau de son corps et de son visage. Elle brûlait et pénétrait les pores comme un liquide chaud, elle imprégnait ses habits et ses cheveux. Soudain il eut envie de se mettre nu. Il choisit un endroit où le champ de mousse formait une cuvette abritée du vent, et il ôta rapidement tous ses habits. Puis il se roula sur le sol humide, en frottant ses jambes et ses bras dans la mousse. Les touffes élastiques crissaient sous le poids de son corps, le couvraient de gouttes froides. Jon restait immobile, couché sur le dos, les bras écartés, regardant le ciel et écoutant le vent. A ce moment-là, au-dessus de Reydarbarmur, les nuages s'ouvrirent et le soleil brûla le visage, la poitrine et le ventre de Jon.

Jon se rhabilla et recommença à marcher vers le mur de la montagne. Son visage était chaud et ses oreilles bruissaient, comme s'il avait bu de la bière. La mousse souple faisait rebondir ses pieds, et c'était un peu difficile de marcher droit. Quand le champ de mousse s'arrêta, Jon commença à escalader les contreforts de la montagne. Le terrain devenait chaotique, fait de blocs de basalte sombre et de chemins de pierre ponce qui crissait et s'effritait sous ses semelles.

Devant lui, la paroi de la montagne s'élevait, si haut qu'on n'en voyait pas le sommet. Il n'y avait pas moyen d'escalader à cet endroit. Jon contourna la muraille, remonta vers le nord, à la recherche d'un passage. Il le trouva soudain. Le souffle du vent dont la muraille l'avait abrité jusque-là, d'un seul coup le frappa, le fit tituber en arrière. Devant lui, une large faille séparait le rocher noir, formant comme une porte géante. Jon entra.

Entre les parois de la faille, de larges blocs de basalte s'étaient écroulés pêle-mêle, et il fallait monter lentement, en s'aidant de chaque entaille, de chaque fissure. Jon escaladait les blocs l'un après l'autre, sans reprendre haleine. Une sorte de hâte était en lui, il voulait arriver en haut de la faille le plus vite possible. Plusieurs fois il manqua tomber à la renverse, parce que les blocs de pierre étaient couverts d'humidité et de lichen. Jon s'agrippait des deux mains, et à un moment, il cassa l'ongle de son index sans rien sentir. La chaleur continuait de circuler dans son sang, malgré le froid de l'ombre.

Au sommet de la faille, il se retourna. La grande vallée de lave et de mousse s'étendait à perte de vue, et le ciel était immense, roulant des nuages gris. Jon n'avait jamais rien vu de plus beau. C'était comme si la terre était devenue lointaine et vide, sans hommes, sans bêtes, sans arbres, aussi grande et solitaire que l'océan. Par endroits, au-dessus de la vallée, un nuage crevait et Jon voyait les rayons obliques de la pluie, et les halos de la lumière.

Jon regarda sans bouger la plaine, le dos appuyé contre le mur de pierre. Il chercha des yeux la tache rouge de sa bicyclette, et la forme de la maison de son père, à l'autre bout de la vallée. Mais il ne put les voir. Tout ce qu'il connaissait avait disparu, comme si la mousse verte avait monté et avait tout recouvert. Seul, au bas de la montagne, le ruisseau brillait, pareil à un long serpent d'azur. Mais il disparaissait lui aussi, au loin, comme s'il coulait à l'intérieur d'une grotte.

Tout à coup, Jon regarda fixement la faille sombre, au-dessous de lui, et il frissonna; il ne s'en était pas rendu compte tandis qu'il escaladait les blocs, mais chaque morceau de basalte formait la marche d'un escalier géant.

Alors, encore une fois, Jon sentit l'étrange regard qui l'entourait. La présence inconnue pesait sur sa tête, sur ses épaules, sur tout son corps, un regard sombre et puissant qui couvrait toute la terre. Jon releva la tête. Au-dessus de lui, le ciel était plein d'une lumière intense qui brillait d'un horizon à l'autre d'un seul éclat. Jon ferma les yeux, comme devant la foudre. Puis les larges nuages bas pareils à de la fumée s'unirent de nouveau, couvrant la terre d'ombre. Jon resta longtemps les yeux fermés, pour ne pas sentir le vertige. Il écouta le bruit du vent qui glissait sur les roches lisses, mais la voix étrange et douce ne prononça pas son nom. Elle chuchotait seulement, incompréhensible, dans la musique du vent.

Etait-ce le vent? Jon entendait des sons inconnus, des voix de femmes marmonnantes, des bruits d'ailes, des bruits de vagues. Parfois, du fond de la vallée montaient de drôles de vrombissements d'abeille, des bourdonnements de moteur. Les bruits s'emmêlaient, résonnaient en écho sur les flancs de la montagne, glissaient comme l'eau des sources, s'enfonçaient dans le lichen et dans le sable.

Jon ouvrit les yeux. Ses mains s'accrochèrent à la paroi de rocher. Un peu de sueur mouillait son visage, malgré le froid. Maintenant, il était comme sur un vaisseau de lave, qui virait lentement en frôlant les nuages. Avec légèreté, la grande montagne glissait sur la terre, et Jon sentit le mouvement de balancier du tangage. Dans le ciel, les nuages se déroulaient, fuyaient comme des vagues immenses, en faisant clignoter la lumière.

Cela dura longtemps, aussi longtemps qu'un voyage vers une île. Puis Jon sentit le regard qui s'éloignait de lui. Il détacha ses doigts de la paroi du rocher. Au- dessus de lui, le sommet de la montagne apparaissait avec netteté. C'était un grand dôme de pierre noire, gonflé comme un ballon, lisse et brillant dans la lumière du ciel.

Les coulées de lave et de basalte faisaient une pente douce sur les côtés du dôme, et c'est par là que Jon choisit de continuer son ascension. Il montait à petits pas, zigzaguant comme une chèvre, le buste penché en avant. Maintenant le vent était libre, il le frappait avec violence, il faisait claquer ses habits. Jon serrait les lèvres, et ses yeux étaient brouillés par les larmes. Mais il n'avait pas peur, il ne sentait plus le vertige. Le regard inconnu ne pesait plus, à présent. Au contraire, il soutenait le corps, il poussait Jon vers le haut, avec toute sa lumière.

Jon n'avait jamais ressenti une telle impression de force. Quelqu'un qui l'aimait marchait à côté de lui, au même pas, soufflant au même rythme. Le regard inconnu le tirait vers le haut des roches, l'aidait à grimper. Quelqu'un venu du plus profond d'un rêve, et son pouvoir grandissait sans cesse, se gonflait comme un nuage. Jon posait ses pieds sur les plaques de lave, exactement là où il fallait, parce qu'il suivait peut-être des traces invisibles. Le vent froid le faisait haleter et brouillait sa vue, mais il n'avait pas besoin de voir. Son corps se dirigeait seul, s'orientait et mètre par mètre il s'élevait le long de la courbe de la montagne.

Il était seul au milieu du ciel. Autour de lui, maintenant, il n'y avait plus de terre, plus d'horizon, mais seulement l'air, la lumière, les nuages gris. Jon avançait avec ivresse vers le haut de la montagne, et ses gestes devenaient lents comme ceux d'un nageur. Parfois ses mains touchaient la dalle lisse et froide, son ventre frottait sur elle, et il sentait les bords coupants des fissures et les traces des veines de lave. La lumière gonflait la roche, gonflait le ciel, elle grandissait aussi dans son corps, elle vibrait dans son sang. La musique de la voix du vent emplissait ses oreilles, résonnait dans sa bouche. Jon ne pensait à rien, ne regardait rien. Il montait d'un seul effort, tout son corps montait, sans s'arrêter, vers le sommet de la montagne.