Выбрать главу

«Altaïr… Eltanin… Kochab… Merak…»

Il disait leurs noms, comme cela, lentement, avec sa voix chantonnante, et elles apparaissaient dans le ciel bleu-noir, faibles d'abord, un seul point de lumière vacillante, tantôt rouge, tantôt bleu. Puis fixes et puissantes, élargies, dardant leurs rayons aigus, elles brillaient comme des brasiers au milieu du vide. Gaspar écoutait intensément leurs noms magiques, et c'étaient les mots les plus beaux qu'il eût jamais entendus,

«Fecda… Alioth… Mizar… Alkaïd…»

La tête renversée en arrière, Augustin appelait les étoiles. Il attendait un peu entre chaque nom, comme si les lumières obéissaient à son regard et grandissaient, traversaient le vide du ciel, arrivaient jusqu'à lui, au-dessus de Genna. Entre elles maintenant il y avait de nouvelles étoiles, plus petites, à peine visibles, une poussière de sable qui s'effaçait par instants, puis revenait,

«Alderamin… Deneb… Chedir… Mirach…»

Les feux ressemblaient à une flottille au bord de l'horizon. Ils s'unissaient entre eux et dessinaient des figures étranges qui couvraient le ciel. Sur la terre, il n'y avait plus rien, presque plus rien. Les dunes de sable étaient voilées par l'ombre, les herbes étaient englouties. Autour du grand bouc noir, le troupeau de moutons et de chèvres marchait sans bruit vers le haut de la vallée. Les yeux grands ouverts, Gaspar et Augustin regardaient le ciel. Là-haut il y avait beaucoup de monde, beaucoup de peuples allumés, des oiseaux, des serpents, des chemins qui sinuaient entre les villes de lumière, des rivières, des ponts; il y avait des animaux inconnus arrêtés, des taureaux, des chiens aux yeux étincelants, des chevaux,

«Enif…»

des corbeaux aux ailes déployées dont le plumage luisait, des géants couronnés de diamants, immobiles, et qui regardaient la terre,

«Alnilam, Jouyera…»

des couteaux, des lances et des épées d'obsidienne, un cerf-volant enflammé suspendu dans le vent du vide. Il y avait surtout, au centre des signes magiques, un éclair luisant au bout de sa longue corne acérée, le grand bouc noir Hatrous debout dans la nuit, qui régnait sur son univers,

«Ras Alhague…»

Alors Augustin se couchait sur le dos et il contemplait toutes les étoiles qui brillaient pour lui dans le ciel. Il ne les appelait plus, il ne bougeait plus. Gaspar frissonnait, et retenait son souffle. Il écoutait de toutes ses forces, pour entendre ce que disaient les étoiles. C'était comme s'il regardait avec tout son corps, son visage, ses mains, pour entendre le murmure léger qui résonnait au fond du ciel, le bruit d'eau et de feu des lumières lointaines.

On pouvait rester là toute la nuit, au milieu de la plaine de Genna. On entendait le chant des insectes qui commençait, pas très fort au début, puis qui grandissait, qui emplissait tout. Le sable des dunes restait chaud, et les enfants creusaient des trous pour dormir. Seul, le grand bouc noir ne dormait pas. Il veillait devant son troupeau, ses yeux brillant comme des flammes vertes. Peut-être qu'il restait éveillé pour apprendre de nouvelles choses sur les étoiles et sur le ciel. Parfois, il secouait sa lourde toison de laine, il soufflait à travers ses naseaux, parce qu'il avait entendu le glissement d'un serpent, ou parce qu'un chien sauvage rôdait. Les chèvres partaient en courant, et leurs sabots frappaient la terre sans qu'on sache où elles étaient. Puis le silence revenait.

Quand la lune se levait au-dessus des collines de pierres, Gaspar se réveillait. L'air de la nuit le faisait frissonner. Il regardait autour de lui, et voyait qu'Augustin était parti. A quelques mètres, le jeune garçon était assis à côté d'Hatrous. Il lui parlait à voix basse, toujours avec les mêmes paroles chantonnantes.

Hatrous remuait ses mâchoires, il se penchait sur Augustin et soufflait sur son visage. Alors Gaspar comprenait qu'il était en train de lui enseigner de nouvelles choses. Il lui enseignait ce qu'il avait appris dans le désert, les journées sous le soleil qui brûle, les choses de la lumière et de la nuit. Peut-être qu'il lui parlait du croissant de lune suspendu au-dessus de l'horizon, ou bien du grand serpent de la voie lactée qui rampe à travers le ciel.

Gaspar restait debout, il regardait de toutes ses forces le grand bouc noir pour essayer de comprendre un peu des belles choses qu'il enseignait à Augustin. Puis il traversait le champ d'herbes et il retournait jusqu'à la maison où les enfants dormaient.

Il restait un moment debout devant la porte de la maison. Il regardait le mince croissant un peu de travers dans le ciel noir. Un souffle léger venait derrière Gaspar. Sans se retourner, il savait que c'était la petite Khaf qui s'était réveillée. Il sentait sa main tiède qui se plaçait dans la sienne et qui la serrait très fort.

Alors, ils montaient tous les deux ensemble dans le ciel, devenus légers comme des plumes, ils flottaient vers le croissant de lune. La tête levée, ils s'en allaient très longtemps, très longtemps, sans quitter des yeux le croissant couleur d'argent, sans penser à rien, presque sans respirer. Ils flottaient au-dessus de la vallée de Genna, plus haut que les éperviers, plus haut que les avions à réaction. Ils voyaient toute la lune, maintenant, le grand disque sombre de l'arc de cercle éblouissant couché dans le ciel qui ressemblait à un sourire. La petite Khaf serrait la main de Gaspar de toutes ses forces, pour ne pas tomber à la renverse. Mais c'était elle la plus légère, c'était elle qui entraînait le jeune garçon vers le croissant de lune.

Quand ils avaient longtemps regardé la lune, et qu'ils étaient arrivés tout près d'elle, tellement près qu'ils sentaient la radiation fraîche de la lumière sur leurs visages, ils retournaient à l'intérieur de la maison. Ils restaient longtemps sans dormir, à regarder à travers l'ouverture étroite de la porte la lumière pâle, à écouter les chants stridents des criquets. Les nuits étaient belles et longues, à Genna.

Les enfants allaient de plus en plus loin dans la vallée. Gaspar partait tôt le matin, alors que les hautes herbes étaient encore pleines de rosée et que le soleil ne pouvait pas chauffer toutes les pierres et tout le sable des dunes.

Ses pieds nus se posaient sur les traces de la veille, suivaient les sentiers. Il fallait faire attention aux épines cachées dans le sable, et aux silex tranchants. Parfois Gaspar escaladait un gros rocher, au bout de la vallée, et il regardait autour de lui. Il voyait la mince fumée qui montait droit dans le ciel. Il imaginait la petite Khaf accroupie devant le feu, en train de faire cuire la viande et les racines.

Plus loin encore, il voyait le nuage de poussière que faisait le troupeau en marchant. Conduites par le grand bouc Hatrous, les chèvres se dirigeaient vers le lac. En scrutant chaque coin de la vallée, Gaspar apercevait les autres enfants. Il les saluait de loin en faisant briller son petit miroir. Les enfants répondaient en criant:

«Ha-hou ha!»

A mesure qu'on s'éloignait du centre de la vallée, la terre devenait plus sèche. Elle était toute craquelée et durcie par le soleil, elle résonnait sous les pieds comme une peau de tambour. Ici vivaient de drôles d'insectes en forme de brindilles, des scarabées, des scolopendres, des scorpions. Avec précaution, Gaspar retournait les vieilles pierres, pour voir les scorpions s'enfuir, la queue dressée. Gaspar ne les craignait pas. C'était un peu comme s'il était leur semblable, maigre et sec sur la terre poussiéreuse. Il aimait bien les dessins qu'ils laissaient dans la poussière, de petits chemins sinueux et fins comme les barbes des plumes d'oiseaux. Il y avait aussi les fourmis rouges, qui couraient vite sur les dalles de pierre, fuyant les rayons mortels du soleil. Gaspar les suivait du regard, et il pensait qu'elles aussi avaient des choses à enseigner. C'étaient sûrement des choses très petites et incroyables, quand les cailloux devenaient grands comme des montagnes et les touffes d'herbe hautes comme des arbres. Quand on regardait les insectes, on perdait sa taille et on commençait à comprendre ce qui vibrait sans cesse dans l'air et sur la terre. On oubliait tout le reste. C'était peut-être pour cela que les jours étaient si longs à Genna. Le soleil n'en finissait pas de rouler dans le ciel blanc, le vent soufflait pendant des mois, des années.